Trois décennies de « divagation énergétique »

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Publié le 10/04/2023

10 min

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La France a accumulé en 30 ans « un retard considérable » pour assurer sa souveraineté énergétique. La faute à plusieurs décennies de mauvais choix : défaut d’anticipation sur les besoins énergétiques futurs, opposition « stérile » entre énergies renouvelables et nucléaire, lenteur pour déployer ces mêmes énergies renouvelables, ou encore manque de vision sur la stratégie nucléaire en abandonnant notamment les programmes de recherche. Le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale dresse un constat sévère et sans appel d’une politique énergétique nationale qui nous a conduit « droit dans le mur », portée par une « vision court termiste » et des « considérations électoralistes ».

Par Laura Icart

 

Trois décennies de « divagation énergétique », trois décennies « de perdues » qui ont mis à mal notre souveraineté énergétique, accentuant notre dépendance et fragilisant notre production domestique : c’est le constat sans appel fait par le président de la commission d’enquête sur la perte de la souveraineté énergétique de la France, le député républicain Raphaël Schellenberger, et le rapporteur Antoine Armand, député Renaissance de Savoie. Ils ont présenté le 6 avril à la presse les résultats de six mois de travaux et près de 150 heures d’auditions, parmi lesquelles figuraient les plus hauts représentants de l’État, deux anciens présidents de la République, François Hollande et Nicolas Sarkozy. Dans un rapport fleuve de plus de 300 pages, la trentaine de députés réunis dans cette commission d’enquête créée en octobre 2022 à l’initiative du groupe les Républicains estiment que la France a besoin d’un sursaut énergétique et d’une vision stratégique de long terme et formulent 30 recommandations pour y parvenir. Si la question de la relance du nucléaire est fortement dominante, le développement des renouvelables – hydroélectricité, EnR thermiques et réseaux de chaleurs – est également mis en avant, d’autres comme la suspension « sans délai » de l’accès régulé à l’énergie nucléaire historique (ARENH) ou le retour de la direction générale de l’énergie au ministère de l’Industrie, ont déjà provoqué des réactions de la part de acteurs énergétiques.

Écrire un destin énergétique national

L’énergie est un enjeu « stratégique pour la compétitivité et la souveraineté de notre nation » rappelle le président de la commission d’enquête Raphaël Schellenberger qui estime que « la politique politicienne » et les « accords électoralistes » ont pris le pas sur un secteur imminemment important. Ce rapport, c’est avant tout une « interpellation aux gouvernements et aux parlementaires d’aujourd’hui et de demain » souligne Antoine Armand, pour ne pas « reproduire les mêmes erreurs », alors que nous venons de passer un hiver où nous avons craint pour la production d’électricité. En décembre 2022 seulement 42 réacteurs [ sur les 56] de notre parc nucléaire étaient en service, dans un contexte de crise énergétique sur le continent européen. Ce rapport, c’est aussi un rappel cinglant au manque d’ambition pour mener des politiques de maîtrise de la demande, à la focalisation sur le mix électrique au détriment du véritable enjeu : préparer la France à sortir des énergies fossiles et la sortir de ses dépendances multiples aux produits importés.

Des décennies perdues

L’énergie, un secteur stratégique abandonné à la politique politicienne ? C’est ce que pensent visiblement les auteurs du rapport qui identifient six erreurs principales, évoquant les années 1990-2000 comme une décennie « perdue ». Si aucun ancien président de la République n’est officiellement pointé du doigt dans ce rapport, le quinquennat de François Hollande (2012-2017) et particulièrement la loi de 2015 qui a plafonné à 50 % la capacité de production nucléaire en France est pour la rapporteur Antoine Armand «  un contre-exemple de politique énergétique », citant une loi « sans étude d’impact », prônant le développement des énergies renouvelables électriques « sans y adjoindre les moyens industriels adéquats ». 

Autre temps fort du rapport : la critique à peine feutrée de l’Europe et de politiques publiques qui ont « fragilisé » l’industrie française alors même qu’elles devaient la renforcer. « Nous ne devons plus accepter un cadre européen qui désavantage la France et son industrie » insiste Antoine Armand. Une perte de souveraineté progressive causée selon les parlementaires par un manque de réflexion de long terme concernant les prévisions énergétiques, notamment la sous-estimation de nos besoins en électricité. Un manque de vision aussi sur le renouvellement de notre filière industrielle, notamment pour faciliter le déploiement des filières d’énergies renouvelables, un manque également d’anticipation sur la prolongation des centrales nucléaire et l’abandon des programmes de recherche et développement sur la quatrième génération de réacteur, un « coup dur porté à l’excellence française en la matière » estiment les auteurs, alors que dans le même temps la France « a laissé installer un cadre européen qui a fragilisé le modèle énergétique français » et son fleuron endetté aujourd’hui à plusieurs  milliards, EDF. Depuis 2017, la situation est plus « contrastée » relève le rapporteur, entre « la poursuite de décisions dommageables », citant la fermeture de la centrale de Fessenheim, ou encore l’arrêt du fameux réacteur Astrid, un projet de réacteur nucléaire à neutrons rapides (RNR) de 4e génération devant succéder au Superphoenix, qui a été abandonné par le CEA à l’été 2019 – les députés estiment qu’il devrait être relancé. Cependant, le rapporteur évoque des décisions « structurantes annoncées », comme la politique de réindustrialisation et le revirement présidentiel sur la question nucléaire avec l’annonce de nouveaux réacteurs, point d’orgue du discours du président de la République à Belfort en février 2022.

L’expertise scientifique, un prérequis indispensable

À l’heure des croyances et des fake news relayées en boucle sur les réseaux sociaux, la parole publique doit plus que jamais s’appuyer « sur la science et l’expertise technique » estiment les auteurs du rapport. C’est d’ailleurs un fil rouge du rapport : l’instruction scientifique, technique et le potentiel d’industrialisation des solutions doivent être un prérequis à toute décision. La décennie 1990-2000 est selon les députés l’exemple flagrant d’une perte d’expertise et de liens entre la décision politique et l’expertise technique. Le rapport préconise une trentaine de propositions et plusieurs chantiers opérationnels qui doivent tenir compte de plusieurs points : les politiques publiques et les scénarios de prospectives énergétiques sur lesquelles elles sont bâties doivent être pensées sur « le temps long » et intégrer toute les ambitions énergétiques, climatiques ou industrielles. Maîtriser toute la chaîne de valeur d’un secteur énergétique, compétences y compris, est le meilleur moyen d’assurer sa souveraineté. C’est cette ambition que porte notamment la stratégie française de l’hydrogène et que souhaite également porter le projet de loi « industrie verte ». À noter que dans les filières des énergies renouvelables, celle des gaz renouvelables a la particularité de créer plus de 80 % de sa valeur ajoutée en France avec un écosystème industriel particulièrement innovant. La recherche doit être davantage soutenue : en 2021, la dépense publique pour les activités de recherche et développement (R&D) en énergie s’établit à 1 725 millions d’euros, soit environ 7 % de la dépense publique française en R&D ou encore 0,07 % du PIB national. Et « l’électricité ne fait pas tout » indique le rapport en insistant sur le développement des réseaux de chaleur et des renouvelables thermiques.

Trente propositions pour un nouvel élan

Trente propositions égrenées dans le rapport et « rien de novateur » estiment les auteurs, mais la volonté d’écrire qu’il n’y a pas de « solution miracle », qu’il faut de la « neutralité technologique » et des lois programmatiques qui portent une vision de long terme, avec des efforts accrus à faire sur la sobriété et l’efficacité énergétique alors que nos besoins en électricité, pour répondre aux objectifs climatiques, vont augmenter beaucoup plus vite que notre capacité ne nous le permet aujourd’hui. Le rapport préconise par exemple une loi énergie climat sur 30 ans, avec des objectifs sur la production d’énergie mais aussi sur les moyens pour la produire et un contrôle du Parlement. Le Parlement, il en est beaucoup question tout au long du rapport puisque les auteurs proposent également de renforcer le rôle de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST) pour l’évaluation des politiques énergétiques nationales. Une requête également formulée pour « les grands défis » de court et moyen terme concernant le parc nucléaire français. « Le dissensus parlementaire doit céder au consensus scientifique » souligne Raphaël Schellenberger. La France doit « redevenir souveraine en termes d’énergie » estime Antoine Armand alors que le cadre européen dessert selon lui depuis longtemps les intérêts français avec une dérégulation du marché de l’électricité dans le cadre de la loi Nome et du mécanisme ARENH qu’il convient de « suspendre » et de « compenser par des crédits budgétaires de l’État » . « La France doit cesser de subir des règles économiques qui fragilisent son industrie au mépris du principe de subsidiarité » souligne le rapport qui appelle à respect du traité de Lisbonne et à « donner un nouvel élan » au traité Euratom. Sur son territoire, les politiques de sobriété devront être pérennisées et les efforts de décarbonation des secteurs les plus émetteurs, en particuliers les transports, devront être accrus. Une grande partie des propositions concernent la filière du nucléaire, des ressources dont on aura besoin, le suivi de la construction des nouveaux EPR en passant par le renforcement des compétences tant sur les technologies que dans le domaine de la sûreté. Les objectifs en termes de chaleur renouvelable doivent être plus ambitieux estiment les députés qui appellent au renforcement du fonds chaleur et à l’accélération du déploiement des éoliens offshore en lançant rapidement les appels d’offres.