Vers un âge d’or du gaz naturel au Pérou ?

Publié le 05/01/2018

12 min

Publié le 05/01/2018

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Qui aurait imaginé il y a trente ans que le Pérou prendrait le virage du gaz naturel ? Certes, la découverte au milieu des années 80 de l’immense champ gazier de Camisea au milieu de la jungle amazonienne pouvait être un premier indicateur.  Mais en raison de conflits politiques, financiers et environnementaux, il aura fallu attendre 2004 pour que son exploitation démarre. Treize ans après, le gaz naturel n’a jamais eu autant la cote au Pérou, sous forme de GNV pour les transports, de GNL pour l’exportation ou destiné à alimenter le marché intérieur. L’État péruvien l’installe progressivement comme l’énergie de référence et souhaite développer des infrastructures capables d’optimiser ses grandes réserves afin d’offrir à toute sa population un accès au gaz naturel. L’âge d’or du gaz naturel est-il arrivé au Pérou ? Reportage.

 Par Laura Icart, envoyée spéciale au Pérou

Troisième plus grand pays d’Amérique du Sud, situé entre la cordillère des Andes et la côte pacifique, le Pérou connait une économie florissante et affiche dix-huit années de croissance continue, avec un taux atteignant les 3,9 % en 2016. Contrepartie d’une économie en plein essor, la demande énergétique au Pérou est en constante augmentation et cette tendance devrait se poursuivre dans les années à venir. Ce sont les énergies fossiles qui dominent : elles constituent 80 % de la consommation énergétique en 2016. Une part qui a augmenté de près de 17 % depuis l’an 2000, portée principalement par l’augmentation de la production de gaz naturel.

El seňor gas

Dans le panorama gazier sud-américain, le Pérou figure parmi les pays les plus dynamiques. Ses grandes réserves prouvées, estimées à 0,3 TCM3,  ses exportations de GNL  (57 % des importations nets d’hydrocarbures en 2016), sa production (évaluée à 14 BCM3 en 2016) et ses consommations (7,9 BCM3) sont en constante augmentation. Si, au début des années 2000, le gaz naturel ne représentait que 5 % de la production d’énergie primaire, il est devenu, en 2015, le combustible le plus important – à hauteur de 53 %. Aujourd’hui, plus de 50 % de l’électricité produite au Pérou a pour source le gaz naturel, l’autre partie provenant des ressources hydrauliques. Le Pérou a développé ces dernières années un appétit sans limite pour le gaz naturel, persuadé que cette énergie sera un facteur de développement tout en leur permettant d’assurer leur sécurité énergétique. Un appétit né au fin fond de la jungle amazonienne, à quelques kilomètres de l’ancienne capitale inca Cuzco et du Machu Picchu.

Camisea, le champ de la démesure

La découverte d’importants gisements de gaz naturel en 1982 par Shell a placé le Pérou parmi les producteurs moyens d’hydrocarbures en Amérique latine. Si son potentiel fut réellement connu en 1987, pour entrer en exploitation, le projet énergétique Camisea aura attendu près de vingt ans. Deux difficultés majeures sont apparues à l’époque : un conflit d’ordre financier d’une part, qui opposa pendant près de quinze ans l’entreprise Shell et les gouvernements péruviens successifs d’alors ; des tensions sociales extrêmement importantes d’autre part, générées par l’impact du projet Camisea (exploration, construction de gazoducs…) sur les communautés autochtones et leur environnement.

La prise en charge de l’exploitation…

Ce n’est finalement qu’au début de l’an 2000, après dix-huit ans de tractations, que le Pérou confia pour quarante ans les activités d’upstream des deux lots les plus importants (le block 88 et le block 56 du champs gazier) à un consortium privé d’entreprises  mené par le troisième producteur de gaz argentin Pluspetrol (27 %), le groupe américain Hunt Oil (25 %), le raffineur sud-coréen SK Energy (18%), le péruvien Tecpetrol (10 %), la société algérienne Sonatrach (10 %) et enfin l’espagnol Repsol (10 %). Deux autres lots de Camisea étant détenus par Repsol (le block 57, à 54 %) et la chinoise CNPC (à 46%, celle-ci détenant également le block  58 qui n’est actuellement pas en phase d’exploitation). La même année, l’État confia pour trente-trois ans les activités de downstream, le transport du gaz naturel et des GPL entre Camisea et Lima à la société péruvienne Transportadora de Gas Peruana S.A., dit « TgP » et la distribution du gaz naturel à Lima et Callao à un consortium privé mené par cette même TgP. Après la signature de ces deux contrats, au début des années 2000, le Pérou a lancé une série de réformes indispensables pour être en mesure de financer des grands travaux d’exploration et pour construire des infrastructures de transport et de raffinage.

Si le pays avait déjà ouvert les secteurs des hydrocarbures aux investissements directs étrangers dans les années 90 (voir encadré ci-dessous), ils ont considérablement augmenté avec l’entrée en exploitation de Camisea. « Il est difficile de minimiser l’importance de Camisea pour le profil énergétique du Pérou. Depuis son lancement en 2004, le développement du champ a généré plus de 13 milliards de dollars d’investissements et plus de 7 milliards de dollars de redevances pour le gouvernement national » déclarait le 25 octobre dernier Pedro Pablo Kuczynski, le président du Pérou. Il est vrai qu’en une décennie, la production d’hydrocarbures du pays a augmenté d’environ 260 % et a vu se développer (notamment grâce au financement de multinationales étrangères) un réseau de transport et de distribution parfaitement opérationnel mais cantonné à une partie du pays seulement : les provinces de Lima, Callao et Ica.

L’ouverture aux investisseurs étrangers
Depuis le début des années 90, le secteur des hydrocarbures a été ouvert aux investissements directs étrangers, notamment au travers de privatisations qui ont créé des conditions attractives pour la prise de participations de multinationales étrangères dans le capital des entreprises nationales. Une réalité qui s’est surtout accentuée depuis 2003, avec la multiplication des contrats privés pour l’exploration et l’exploitation de pétrole et de gaz naturel d’une part, ainsi qu’avec le développement des investissements privés dans le traitement et le transport de gaz d’autre part. Si les acteurs privés jouent un rôle stratégique dans le développement du secteur gazier au Pérou, leur participation sous forme d’investissements et de technologies est soumise à des contraintes transnationales et locales, qui ont des impacts significatifs dans la gestion et le développement de leurs projets. C’est Osinergmin, l’organisme étatique de surveillance de l’investissement dans l’énergie et l’exploitation minière, qui a la charge de s’assurer que les investissements privés sont faits dans le respect des règles et des outils de régulation assurant au pays sa sécurité énergétique.

 

upstream

TgP, société péruvienne détenue par un consortium des multinationales CCP Investment Board, Enagas et la Sonatrach, est responsable de la conception, la construction et l’exploitation d’un système de transport par gazoduc de gaz naturel et  de GNL depuis le champ de Camisea, dans le département de Cuzco. TgP transporte, via ses deux gazoducs reliant la jungle à la côte, l’intégralité du gaz naturel et du gaz de pétrole liquéfié. En 2010, l’inauguration de l’usine de liquéfaction de Melchorita et la construction d’un nouveau gazoduc pour lui acheminer directement le gaz naturel par la société Perú LNG inaugurait aussi l’ère de l’exportation du GNL. La TgP possède une capacité totale de transport de plus de 43 millions de mètres cubes (m3), dont une part d’environ 26 millions de m3 est consacrée au marché local, le reste l’étant à l’exportation de GNL. Actuellement, la société transporte l’équivalent de 34 millions de m3, soit 80 % de sa capacité journalière. En 2016, elle a livré environ 95 % de la production totale de gaz naturel et de GNL produit dans le pays. Elle dessert les activités principales de l’économie péruvienne : la production d’électricité (44 % de l’énergie électrique au Pérou et jusqu’à 51% en saison sèche), l’exportation de GNL à hauteur de 100 %, mais aussi la distribution du gaz (100 % du gaz naturel utilisé à Lima et à Ica, tous secteurs confondus). TgP gère enfin une usine de fractionnement à Pisco. À noter que 77 % du GPL produit au Pérou provient de Camisea.

… et downstream

La distribution du gaz naturel est un service public réglementé par le ministère de l’Énergie et des mines (MEM) et par Osinergmin. Si le MEM établit le cadre légal réglementaire dans lequel la distribution du gaz naturel doit être développée, Osinergmin s’assure qu’il soit respecté, s’occupe d’établir des normes techniques, commerciales et environnementales, et est également chargé de déterminer les tarifs. Actuellement, deux entreprises ont en charge la distribution du gaz en provenance de Camisea : Cálidda pour la province de Lima et de Callao et Contigas pour la province d’Ica. Depuis fin 2017, dans le cadre de la stratégie énergétique nationale visant à promouvoir l’utilisation massive du gaz naturel dans tout le pays, baptisée aussi plus communément « masificación del gas natural », deux nouveaux distributeurs de gaz opèrent dans le pays : Promigas dans le nord et Gas Natural Fenosa dans le sud-ouest (Arequipa, Moquegua et Tacna). Ils livrent du GNL par camion depuis l’usine de liquéfaction de Melchorita.

« La masificación del gas natural »

C’est sûrement le terme le plus répandu au Pérou lorsque l’on parle de développement de l’usage du gaz naturel sur le territoire. Ce grand projet né avec l’exploitation de Camisea a pour objectif de permettre à la population péruvienne, même la plus isolée, d’avoir accès au gaz naturel, une énergie sûre, abordable et  respectueuse de l’environnement. En somme, de créer un système gazier capable de satisfaire la demande intérieure de manière fiable, continue et efficace. Si cela a été le cas pour les provinces de Lima, Callao et Ica, force est de constater que le reste du pays peine pour le moment à accéder au gaz naturel. Pour augmenter sa sécurité énergétique et développer l’usage du gaz naturel qu’il possède en abondance, le pays n’a pas le choix : il va devoir construire des infrastructures pour transporter le gaz, pour le distribuer ainsi que des installations domestiques et industrielles pour le recevoir. Mais dans un pays où la géographie escarpée rend la construction compliquée, impliquant des coûts très importants, les projets de nouveaux gazoducs ont bien du mal à sortir de terre. Pour preuve : la mise en œuvre d’un ambitieux projet de gazoduc baptisé « Southern Gas Pipeline », qui devait transporter du gaz naturel de la province d’Anta (Cuzco) vers la côte sud du Pérou, a été suspendue par le gouvernement, faute de trouver des financements. À court et moyen terme, la solution viendra peut-être des routes, avec du transport de GNL par camion et la construction dans le pays d’unités de gazéfication.

Outre les infrastructures, la « masificación » vise aussi à installer une culture gazière dans un pays qui consomme massivement du pétrole et ses produits dérivés dans les villes et du bois de chauffage dans les zones rurales. Ainsi, le gouvernement propose de nombreux programmes, pour venir en aide notamment aux précaires énergétiques avec, par exemple, des bons de réduction pour l’achat de citernes de GPL ou lorsque les foyers sont connectés aux réseaux de distribution, le financement total ou partiel de leur installation. Si le déploiement du gaz naturel à Lima est un relatif succès dont le gouvernement veut s’inspirer dans les autres régions du pays, porté par une hausse de la prévision de demande nationale de gaz naturel (qui avoisinerait entre 54 millions de m3 par jour et 68 millions de m3 par jour d’ici 2025), la réussite de la « masificación » ne résidera pas seulement dans les volumes consommés mais bien dans le nombre de nouveaux clients raccordés au réseau de distribution de gaz naturel. Selon un rapport du réalisé par Quavii, filiale de Promigas[1], « le nombre d’utilisateurs résidentiels et commerciaux ayant accès au gaz naturel au Pérou atteindrait, en 2024, près de 1,8 million, soit 24 % la population totale, grâce aux nouveaux projets de distribution et de commercialisation ».

Construire un réseau énergétique viable pour tous 

En l’espace de treize ans, la construction d’une infrastructure amont et aval de la chaîne de gazière a permis au Pérou de devenir un exportateur net de GNL mais aussi de favoriser, via un prix du gaz subventionné, une industrie du gaz domestique dans les plus grosses provinces de son territoire. Pourtant le pays peine toujours à répondre à sa problématique majeure, lui qui compte beaucoup de ressources mais peu d’infrastructures de transport. Si la « masificación » est en marche, il faudra encore du temps et une forte volonté politique pour installer le gaz naturel dans la vie de tous les Péruviens.

 

[1] Deuxième rapport sur le secteur gaz naturel au Pérou 2017, novembre 2017.