« Notre action pour la décarbonation de notre industrie et pour renforcer sa résilience et sa compétitivité sont les deux faces de la même pièce »

Publié le 26/01/2022

14 min

Publié le 26/01/2022

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Agnès Pannier-Runacher a été nommée ministre déléguée chargée de l’industrie en juillet 2020. Dans un entretien accordé à Gaz d’aujourd’hui, elle revient sur les enjeux de la décarbonation de notre économie et de notre industrie, sur le potentiel innovant des filières énergétiques françaises et notamment de l’hydrogène.

 

Propos recueillis par Laura Icart

 

Décarboner et industrialiser sont-ils devenus indissociables aujourd’hui ? Quelle est la stratégie de l’État pour accompagner la décarbonation des sites industriels ?

La transition écologique est un impératif. L’industrie représente 18 % des émissions de CO2 de la France. Mais, surtout, elle détient une très grande partie des solutions écologiques de demain sur toutes les autres activités humaines (se loger, se déplacer, se nourrir…). Réindustrialiser, c’est réduire les émissions de CO2 des importations qui sont à l’origine de l’essentiel de l’augmentation de notre empreinte carbone ces 20 dernières années. C’est pourquoi l’État se tient au côté des sites industriels pour accompagner leur décarbonation et faire en sorte qu’elle soit un véritable levier de compétitivité pour eux. La décarbonation de l’industrie passe par une action ciblée sur les filières et les sites les plus émetteurs. Il faut savoir que 15 sites industriels concentrent 48 % des émissions de gaz à effet de serre et quatre filières les trois quarts de ces émissions. Dans ce contexte, France relance a soutenu les projets de 141 sites avec une cible de réduction de 2,8 millions de tonnes équivalent de CO2 par an. Le plan de relance nous a également permis de soutenir plus de 700 projets de relocalisations représentant près de 80 000 emplois créés ou confortés. C’est une double victoire : pour l’emploi, mais aussi pour le climat en réduisant le coût écologique faramineux de la dépendance aux importations. Nous agissons enfin avec France 2030, présenté en octobre dernier par le président de la République. Sur les 30 milliards du plan, 5 sont consacrés à la mutation de l’outil industriel. Ces investissements sont principalement concentrés sur notre industrie lourde : nos hauts fourneaux, nos cimenteries, nos usines chimiques. Nous les soutenons massivement dans le développement de solutions innovantes comme les équipements de capture et stockage du carbone, ou la production d’acier, en ayant recours à l’hydrogène plutôt que le charbon. Décarbonation et désindustrialisation vont donc de pair ; et c’est une chance pour nos entreprises et notre pays.

« La réindustrialisation, je l’ai dit, c’est une bonne nouvelle pour le climat. Mais c’est aussi une très bonne nouvelle pour nos territoires et pour l’emploi. »

Pour atteindre la neutralité carbone en 2050, vous avez déclaré qu’il fallait du nucléaire et des énergies renouvelables ?

RTE a rendu un rapport afin de nous indiquer les chemins possibles vers la neutralité carbone en 2050. Ce travail, sans équivalent en Europe, fixe un horizon très clair. Nous devons nous appuyer sur trois piliers : une meilleure efficacité énergétique, l’accélération du déploiement des énergies renouvelables et le recours au nucléaire, ancien comme nouveau. Nous le savons, face au probable doublement de la consommation énergétique d’ici 2050, notre parc nucléaire est un atout majeur. Il nous permet d’être moins dépendants que nombre de nos voisins aux énergies fossiles et de disposer d’une électricité abondante et bon marché. Toutefois, cela ne suffira pas. Pour être à la hauteur du défi climatique, nous devons aussi investir dans des solutions innovantes pour l’efficacité énergétique et dans le développement des énergies renouvelables, comme nous le faisons avec l’éolien offshore.

La filière « Nouveaux systèmes énergétiques » rassemble l’ensemble des industriels de la transition énergétique (énergies renouvelables, hydrogène bas carbone et renouvelable, efficacité énergétique, réseaux et stockage énergétiques). Elle représente 40 milliards d’euros de chiffre d’affaires et 210 000 emplois. C’est un vrai atout pour la France ?

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Et dès 2019, nous en avons pris la mesure en créant le comité stratégique pour cette filière. Durant deux ans, il a su fédérer les industriels autour de projets concrets. Plus encore, il a également joué un rôle charnière afin d’aider les acteurs de la filière à se saisir, avec succès, de France relance. Avec le contrat stratégique de filière pour la période 2021-2023 nous accélérons et accentuons notre soutien. Cette filière regorge d’innovations pour trouver des réponses au défi climatique, mais aussi d’opportunités d’emplois et de développement industriel. Dans le cadre de notre stratégie énergétique en trois piliers pour atteindre la neutralité carbone d’ici 2050, cette filière est plus qu’un atout. Elle est indispensable.

« L’objectif de ce nouveau contrat est de faire de la transition écologique un levier pour réindustrialiser la France et revitaliser nos territoires » avez-vous déclaré, le 4 novembre, lors de la signature du nouveau contrat stratégique de filière. Comment l’État accompagne cette filière pour exploiter au mieux son potentiel ?

Avec le contrat stratégique de filière pour la période 2021-2023, nous nous engageons résolument au côté des acteurs du développement des nouveaux systèmes énergétiques. Nous soutenons tout d’abord, auprès de la filière, le développement d’une offre européenne de batteries et l’émergence d’un écosystème pour la production et les usages de l’hydrogène bas carbone. Nous mettons également en place une plateforme recensant les acteurs français du domaine de la décarbonation, pour permettre la rencontre avec les acteurs industriels en recherche de solutions dans ce domaine. Nous agissons en outre sur les compétences. La démarche Edec (« engagement de développement de l’emploi et des compétences ») de la filière électrique sera ainsi par exemple transposée aux métiers de la filière gaz, afin de l’accompagner dans ses besoins en matière de formation et d’emplois. Enfin, pour accompagner la filière, nous déployons la stratégie d’accélération dite « Tase » (« Technologies avancées pour les systèmes énergétiques »). Ce sont 515 millions d’euros dédiés au développement d’une industrie française des nouvelles technologies de l’énergie. Elle permettra d’innover et de pré-industrialiser celles qui ont un fort potentiel économique dans trois domaines en particulier : le photovoltaïque, l’éolien flottant et les réseaux énergétiques.

« L’hydrogène bas carbone est au cœur des transformations industrielles et écologiques en cours »

 

Le président de la République et le gouvernement croient beaucoup au potentiel de l’hydrogène qui est aujourd’hui présenté comme un axe majeur de la réindustrialisation et de la relance en France. Pourquoi un tel engouement ?

L’hydrogène bas carbone est au cœur des transformations industrielles et écologiques en cours. Il s’agissait déjà d’un axe majeur du plan de relance, c’est une des priorités du plan France 2030, et c’est aussi une priorité européenne. Il s’agit d’un des domaines où nous pouvons être leaders. L’hydrogène bas carbone nous permettra de décarboner des sites industriels et de préparer les mobilités lourdes. C’est un enjeu écologique, industriel et stratégique. La France dispose d’une stratégie complète pour le développement de l’hydrogène décarboné. Avec le plan lancé il y a un an et qui avance rapidement, nous avons l’objectif de construire une filière de bout en bout. Nous voulons faire avancer en même temps le déploiement des usages d’hydrogène, dans notre industrie et dans les mobilités, et créer une filière industrielle capable de produire en France les briques technologiques, comme les piles à combustible, les réservoirs ou les électrolyseurs. Les technologies issues de la recherche doivent permettre de construire la France de demain. France 2030 vise à nous donner les moyens de prendre des risques, en finançant les innovations de rupture et en étant particulièrement attentifs à rendre accessibles ces soutiens à des acteurs émergents, qu’il s’agisse de start-ups, de PME ou d’ETI.

Comment travaillez-vous avec l’Europe sur la question de l’hydrogène décarbonée et plus largement celle de l’ensemble des gaz renouvelables ?

L’hydrogène fait partie de ces domaines où nous pouvons être leaders. Mais ce leadership européen, à l’heure où nos concurrents internationaux cherchent à être en pointe sur cette technologie d’avenir, nous devons nous donner les moyens de le construire. C’est un enjeu majeur pour trois raisons, toutes profondément européennes : environnementale d’abord ; l’hydrogène décarboné est pourvoyeur de nombreuses solutions pour décarboner l’industrie. Compte tenu de son mix électrique faiblement émetteur de CO2, la France dispose d’atouts incomparables pour en fabriquer. Notre objectif est d’économiser plus de 6 millions de tonnes de CO2 en 2030. Deuxième raison : économique et de leadership industriel européen. Notre objectif n’est pas seulement de produire de l’hydrogène propre, mais également de fabriquer en France et avec nos partenaires européens les électrolyseurs, et de réussir à développer une véritable filière industrielle européenne en cohérence avec la stratégie industrielle rendue publique en mai 2021 par la Commission européenne. L’hydrogène nous offre l’opportunité de créer une filière et un écosystème industriels. Nous nous donnons pour la France l’objectif de créer 50 000 à 100 000 emplois d’ici 2030. Enfin, troisième raison : c’est un enjeu majeur d’indépendance énergétique. Aujourd’hui, tout l’hydrogène utilisé dans l’industrie provient de combustibles fossiles. Nous devons réduire notre dépendance vis-à-vis des importations d’hydrocarbures. La situation actuelle de l’approvisionnement énergétique de l’Europe, avec une tension sans précédent sur notre sécurité énergétique, illustre l’importance de cet enjeu pour l’ensemble de l’Union européenne. Ces trois raisons sont au cœur du projet important d’intérêt européen commun que nous portons avec nos partenaires depuis plus d’un an pour assurer le développement d’une filière commune. Parallèlement, c’est tout le cadre juridique et réglementaire commun de ce nouveau vecteur énergétique que nous construirons ensemble, avec notamment le paquet gaz récemment présenté par la Commission, qui se propose d’intégrer l’hydrogène au droit européen : c’est avec pragmatisme et souplesse que nous devrons laisser à cette filière émergente toutes les opportunités de se développer.

Vous allez lancer une plateforme de mise en relation des acteurs de l’énergie décarbonée et des industriels afin de créer en France « la rencontre entre porteurs de projets et solutions compétitives ». Quelles sont les attentes espérées et la valeur ajoutée attendue ?

L’enjeu est de faciliter les rencontres entre offreurs français de solutions et porteurs de projets en matière d’énergie décarbonée pour donner toute leurs chances aux technologies françaises d’excellence. Dans les énergies renouvelables évidemment, mais plus généralement dans l’ensemble des secteurs de la transition énergétique. C’est essentiel si nous voulons faire du défi climatique un levier de création de valeur ajoutée industrielle et d’emplois en France.

Soutenir la recherche et l’innovation, c’est indispensable pour construire notre souveraineté énergétique et industrielle, notamment dans le domaine des énergies renouvelables ?

Renforcer la résilience de nos chaînes de valeur passe par le soutien à l’innovation et aux technologies les plus avancées. C’est précisément l’objet du volet Tase du programme « Investissements d’avenir », mais également des soutiens prévus pour les énergies d’avenir, l’hydrogène et le stockage d’énergie, les renouvelables et notamment l’éolien flottant, ou encore les réacteurs nucléaires innovants dans le cadre de France 2030, où ils représentent près de 3 milliards d’euros. De la même façon, renforcer la performance environnementale et climatique de nos industriels, avec les moyens les plus innovants, c’est aussi une manière de renforcer notre souveraineté industrielle, en améliorant la compétitivité des secteurs qui sont à la racine de nos chaînes de valeur comme la métallurgie, la chimie ou les matériaux, et en réduisant leur exposition à la volatilité des prix des énergies fossiles. Notre action climatique pour la décarbonation de notre industrie et notre action pour renforcer sa résilience et sa compétitivité sont les deux faces de la même pièce.

Annoncée par le Premier ministre le 22 novembre 2018, l’initiative « Territoires d’industrie » a pour objectif d’accélérer la reconquête industrielle dans 146 territoires identifiés pour leur potentiel industriel. Où en est-on aujourd’hui ? Quelles synergies avec France relance et France 2030 ?

Le programme « Territoires d’industrie », c’est une démarche nouvelle qui consiste à rassembler les pouvoirs publics (État, régions, intercommunalités, opérateurs publics) et les industriels d’un même territoire pour établir un diagnostic, élaborer une feuille de route et apporter des solutions concrètes et spécifiquement adaptées aux besoins du terrain. Avec un quadruple objectif : attirer, recruter, simplifier et innover. La démarche est un véritable succès. Au total, 1 800 projets ont déjà été lancés grâce à « Territoires d’industrie » : la création de centres de formation ou d’écoles de production, la rénovation de zones d’activités, le développement de plateformes d’écologie industrielle…En outre, plus de 1 400 projets d’entreprises, dont 300 de relocalisations, ont été soutenus par le fonds d’accélération sur les territoires d’industrie dans le cadre du plan France relance, pour plus de 27 250 créations d’emplois et 5,4 milliards d’euros d’investissements industriels. Devant le succès du dispositif, nous avons décidé de prolonger le programme. Le fonds d’accélération des investissements industriels dans les territoires a pour sa part bénéficié d’un nouveau renforcement de 150 millions d’euros annoncé par le Premier ministre en septembre dernier, auxquels s’ajoutent 100 millions d’euros provenant des régions.

Ce programme, qui va de pair avec nos actions, notamment dans le cadre de France relance, montre que la désindustrialisation de notre pays n’est pas une fatalité et que la reconquête industrielle que nous portons depuis 2017 est en marche grâce à nos PME et nos ETI. Nous le savons, pour inventer les solutions face au défi climatique, l’industrie va devoir continuer de se renouveler.

La soutenabilité de la filière passera également par sa capacité à assurer la transition à de nouveaux métiers et l’adaptation à de nouvelles compétences. Former la jeunesse aux métiers de demain, c’est un véritable enjeu pour la France ?

Le développement de la filière va offrir des gisements d’emplois dans des métiers d’avenir, porteurs de sens et attractifs. C’est donc un véritable enjeu pour la France que de former les futures générations à ces métiers. Toutefois, ces emplois doivent s’adresser à tout le monde. C’est pourquoi nous devons avoir une attention toute particulière, dès l’accès aux formations, à l’inclusion des plus modestes ou des personnes en situation de handicap, et à la mixité.

Cette tendance à la réindustrialisation est une bonne nouvelle pour l’emploi ?

La réindustrialisation, je l’ai dit, c’est une bonne nouvelle pour le climat. Mais c’est aussi une très bonne nouvelle pour nos territoires et pour l’emploi. Depuis 2017, nous recréons chaque année de l’emploi industriel (hors situation exceptionnelle de 2020). Aujourd’hui, ce sont même 70 000 postes qui restent à pourvoir dans l’industrie, contre 40 000 avant la crise. Pour chaque emploi direct industriel, il faut compter 3 à 4 emplois indirects dans les services. Et on parle d’emplois créés pour l’essentiel dans des zones périphériques ou rurales. La réindustrialisation est donc un moyen de combattre les fractures territoriales.

Crédit : P. Bagein.