Acier : l’Europe dégaine son bouclier économique face à la guerre mondiale des surcapacités

Industrie
08/10/2025
8 min
Les principaux éléments de la nouvelle mesure proposée par Bruxelles : un nouveau régime d’importation, qui remplacera la mesure de sauvegarde actuelle qui expire le 30 juin 2026, comprendra : une réduction de 47 % du quota d’importation sans droits de douane, passant de 33 millions de tonnes à 18,3 millions de tonnes. Un droit de douane prohibitif de 50 % sera appliqué aux importations excédentaires. ©Shutterstock

La Commission européenne a franchi un cap important ce 7 octobre en proposant un nouveau mécanisme de protection pour le secteur sidérurgique. Un secteur particulièrement stratégique mais aussi particulièrement exposé aux prix de l’énergie élevés en Europe et à une concurrence chinoise jugée par beaucoup d’industriels comme déloyale.

Par la rédaction de Gaz d’aujourd’hui

« Un secteur sidérurgique solide et décarboné est essentiel pour notre souveraineté économique », a martelé Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, alors que la surcapacité mondiale, souvent motivée par des politiques et des pratiques non marchandes, ne cesse de croître. Elle est de près de 620 millions de tonnes en 2025 et devrait atteindre 721 millions de tonnes d’ici à 2027, soit plus de cinq fois la consommation annuelle de l’UE.

Un marché européen saturé et déséquilibré

L’industrie sidérurgique de l’UE est le troisième producteur mondial d’acier. Elle emploie environ 300 000 personnes directement et soutient quelque 2,5 millions d’emplois indirectement, avec des sites de production d’acier dans plus de 20 États membres de l’UE. Pourtant, le constat dressé par Bruxelles est sans appel : l’UE est devenue le réceptacle des surcapacités mondiales. C’est d’ailleurs la seule grande région du monde dans ce cas. En une décennie, elle est passée d’un excédent commercial de 11 millions de tonnes à un déficit de 10 millions. La production d’acier dans l’Union a reculé de 65 millions de tonnes depuis 2007, avec une utilisation des capacités tombée à 67 % – bien en dessous du seuil de rentabilité. En parallèle, les pertes d’emplois se sont accélérées : 30 000 postes ont disparu depuis 2018, dont 18 000 pour la seule année 2024. « Aux États-Unis, la part des importations dans la consommation des aciers plats a diminué de 25 % en 10 ans, quand en Europe, durant la même période, elle a augmenté de 65 %. Reste l’Europe. L’acier voyage. Nous ne sommes pas contre les importations. Nous demandons qu’elles soient limitées et qu’elles n’aient pas un effet dévastateur sur nos industries comme actuellement. Nous demandons des conditions de concurrence loyale, notamment concernant le coût du CO2 » expliquait en janvier dernier le président d’ArcelorMittal France, Alain Le Grix de la Salle. Le secteur a enregistré des pertes record en 2024. L’Europe paye aujourd’hui le prix de son ouverture commerciale, pendant que d’autres, comme les États-Unis, la Chine ou la Turquie, ferment progressivement leurs marchés via des droits prohibitifs et des barrières non tarifaires. « En 2024, 18 000 emplois ont été supprimés. C’est trop, et cela doit cesser », a souligné Stéphane Séjourné, vice-président de la Commission en charge de la compétitivité. « On ne décarbone pas en désindustrialisant. »

Une riposte « sans précédent » selon Bruxelles

Concrètement, la proposition réduit de 47 % les quotas d’importation d’acier en franchise de droits, les ramenant à 18,3 millions de tonnes par an, contre plus de 33 millions actuellement. Elle double également les droits de douane hors quota à 50 %, contre 25 % dans le cadre de la précédente clause de sauvegarde mise en place en 2018. Ce nouveau régime, qui remplacera la mesure actuelle à son expiration en juin 2026, introduit aussi une traçabilité renforcée via la règle du « fondu et coulé » afin d’éviter les contournements d’origine. « Il s’agit d’une des mesures les plus ambitieuses jamais prises par l’UE en matière de protection commerciale, pleinement compatibles avec les règles de l’OMC, » selon la Commission. « Cette clause est la plus protectrice jamais proposée pour l’acier. Elle marque un tournant : l’Europe sort de sa naïveté » souligne Stéphane Séjourné. « Ce nouveau cadre devrait limiter efficacement les imports sur son territoire à 15 % de part de marché pour les aciers plats et les aciers inoxydables, et 5 % pour les aciers longs » estime le ministère de l’Économie français dans un communiqué.

« Parler d’Europe puissante n’a pas de sens si nous ne sommes plus capables de fabriquer la carrosserie d’une voiture ou le blindage d’un char. »


Stéphane Séjourné, vice-président de la Commission en charge de la compétitivité


Soutien tricolore et front européen uni

La France, particulièrement active sur ce dossier, qui a œuvré, aux côtés de 10 autres États membres, à faire valoir un mécanisme plus robuste, salue cette victoire stratégique. Elle appelle le Conseil de l’Union européenne et le Parlement européen à « une adoption rapide du nouveau règlement » afin que la mise en place soit effective dès 2026. Néanmoins, Paris insiste sur la nécessité d’inclure des produits encore non couverts mais stratégiques, tels que les canalisations en fonte, les aciers magnétiques à grains non-orientés, les fils tréfilés en acier inoxydable ou encore la grenaille de fer, afin de prévenir tout risque de contournement sectoriel. Paris plaide également pour que la protection s’étende à l’aval des chaînes de valeur, afin d’éviter un simple report des importations sur des produits transformés, échappant à la régulation et rappelle qu’il sera « vigilant » sur les modalités concrètes de mise en œuvre de l’introduction de la règle d’origine dite « fondé et coulé ». « Ces mesures sont essentielles pour décarboner et conforter nos capacités de production d’acier. C’était une des conditions clés défendues par la France pour l’objectif de réduction des émissions à l’horizon 2040 » souligne la ministre démissionnaire à la Transition écologique Agnès Pannier-Runacher qui y voit un levier décisif pour sécuriser les sites de Fos-sur-Mer et Dunkerque.  

Protection, mais pas repli

Si l’heure est à la défense, Bruxelles se garde bien de verser dans le protectionnisme brut. La Commission insiste sur la compatibilité de sa démarche avec les règles de l’OMC. Des discussions sont prévues avec les partenaires commerciaux dans le cadre de l’article XXVIII du Gatt. « Nous ne faisons pas comme les Américains, a précisé Maroš Šefčovič, commissaire européen au commerce, à las écurité économique, aux relations interinstitutionnelles et à la transparence. Des quotas demeurent, des traitements préférentiels sont prévus et nous poursuivrons le dialogue avec nos partenaires. » Ce bouclier tarifaire n’est qu’un premier jalon. Il doit offrir à l’industrie sidérurgique un « temps utile » pour se transformer : investir, se verdir, retrouver de la compétitivité, ajoute Stéphane Séjourné. La Commission annonce déjà quatre chantiers prioritaires pour accompagner cette mutation : une réforme du CBAM (mécanisme d’ajustement carbone aux frontières), la création d’un label européen pour l’acier bas carbone, une réforme des marchés publics pour favoriser l’acier vert et le soutien à la demande intérieure (notamment via la défense, la construction et l’automobile). Ces initiatives « viendront s’ajouter à la réforme énergétique en cours, au déploiement de PPA (power purchase agreements) et à une politique plus exigeante sur le contenu européen des produits industriels » indique la Commission européenne.

À Bruxelles comme à Paris, une conviction s’impose : la souveraineté industrielle passe désormais par une politique commerciale assumée. Le mot d’ordre : défendre l’ouverture, mais refuser la passivité face à des pratiques déloyales qui déstabilisent les filières stratégiques. « Parler d’Europe puissante n’a pas de sens si nous ne sommes plus capables de fabriquer la carrosserie d’une voiture ou le blindage d’un char » souligne Stéphane Séjourné. Pour la Commission, avec cette nouvelle proposition, le message est clair : l’acier doit redevenir un actif stratégique.

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