« La méthanisation : un enjeu important pour la transition agroécologique »

Portrait de Philippe MAUGUIN, Président Directeur Général de l'Inra. Paris, 30 janvier 2019.

Publié le 03/05/2019

14 min

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Philippe Mauguin, président-directeur général de l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), évoque pour Gaz d'aujourd'hui les propositions du monde agricole en matière de transition verte, les promesses et les enjeux de la méthanisation. Propos recueillis par Laura Icart Comment l’agriculture peut-elle participer à lutter contre le changement climatique ? Quelle est la vision de l’Inra sur cette question ? Le dérèglement rapide du climat menace la sécurité alimentaire mondiale. Toutes les régions européennes seront touchées par une forte variabilité : sécheresses, canicules estivales, précipitations intenses, etc. Dans un scénario de réchauffement global atteignant + 3 à + 4 °C à la fin du siècle, qui est malheureusement de plus en plus probable, les productions agricoles et forestières seraient affectées en France, particulièrement après 2050, par des impacts en cascade sur les ressources en eau, sur les sols et sur la biodiversité. La compétitivité de certaines filières est déjà affectée par les aléas climatiques. Des extrêmes climatiques induiraient des chocs sur les prix, à l’origine de fortes perturbations pour les consommateurs, les industries de transformation et bien sûr le revenu des agriculteurs, et provoqueraient la réorganisation de filières et de territoires. Dans notre document d’orientation 2016-2025, structuré en cinq objectifs thématiques prioritaires, la question du climat et de son évolution est omniprésente. Deux axes intégrés dans notre objectif thématique prioritaire « #Climat » sont particulièrement importants : un sur l’atténuation des effets des activités agricoles sur le changement climatique et l’autre portant sur leur adaptation à ce changement climatique. En France, 17 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) proviennent du secteur agricole. Au niveau mondial, elles sont évaluées à 11 %. Atténuation et adaptation sont vos maîtres-mots ? La maîtrise de la contribution de l’agriculture à l’effet de serre est primordiale. Ce secteur doit être pourvoyeur de solutions via des mesures d’atténuation. Dans ce contexte, l’Inra est engagé depuis plusieurs années dans des recherches au niveau national, européen et international qui visent la re-conception des systèmes agrialimentaires et l’objectif de la neutralité carbone. Il s’agit de développer des systèmes qui permettent à la fois la réduction de l’empreinte environnementale et climatique de l’agriculture, la fourniture à tous d’une alimentation de qualité et à un prix abordable et une rémunération juste des producteurs. Il est essentiel de viser la réduction des émissions de GES dans l’élevage (méthane) et dans les cultures (protoxyde d’azote), et de diminuer l’utilisation directe ou indirecte de combustibles fossiles. Au travers de l’initiative « 4 pour 1 000 », nous travaillons par ailleurs au renforcement du stockage de carbone dans les sols. L’enrichissement de nos sols via des pratiques agroécologiques est essentiel tout comme le fait d’intensifier le recyclage des déchets agricoles et alimentaires, notamment via la méthanisation. En résumé, des stratégies combinant adaptation au changement climatique, préservation du capital naturel et lutte contre l’effet de serre doivent donc être conçues et évaluées. Nous pilotons un réseau scientifique mondial avec des partenaires dans tous les pays importants de la planète pour concevoir des démonstrateurs de « puits de carbone » afin notamment de restaurer la fertilité des sols. Cette année, nous préparons plusieurs projets pilotes en France, financés par la Commission européenne et par l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) et destinés à mesurer le carbone stocké, le valoriser et développer de bonnes pratiques agricoles et agronomiques. L’intégration de la problématique de l’adaptation au changement climatique implique de concevoir des systèmes de production agricole plus résilients, en lien direct avec les démarches de l’agroécologie. Si l’on constate tous les jours une perte de biodiversité, notamment au niveau des insectes, les espèces invasives, elles, augmentent, avec des impacts toujours plus importants sur les récoltes. Il est donc essentiel d’adapter la génétique et la protection de la santé des plantes et des animaux en repensant les pratiques et les systèmes de production. La gestion de l’eau, des sols et de la biodiversité dans les espaces ruraux devra être adaptée pour renforcer les services des écosystèmes agricoles et leur résilience aux aléas climatiques. Nous menons des travaux en ce sens. L’adaptation du secteur agricole doit être basée sur une démarche pluridisciplinaire, tenant compte également de dimensions économiques et sociales et raisonnant au niveau de l’ensemble de la chaîne de valeur et pas uniquement des systèmes de production. C’est à cette condition que des systèmes alimentaires plus durables, de la production agricole jusqu’à la consommation, pourront être généralisés. Avec un gisement mobilisable en 2030 de l’ordre de 90 TWh d’énergie primaire, la filière méthanisation semble avoir un rôle essentiel à jouer dans l’atteinte des objectifs de développement des énergies renouvelables de la France. Comment allez-vous contribuer à son développement ? La méthanisation est un enjeu important pour le monde agricole. Elle contribue à la transition énergétique et agroécologique, autour de systèmes de production qui valorisent les fonctionnalités offertes par les écosystèmes  en les amplifiant, tout en visant à diminuer les pressions sur l’environnement et à préserver les ressources naturelles. Cela fait trente ans que nous menons, au sein de l’Inra, et plus particulièrement du laboratoire de biotechnologie de l’environnement (LBE) de Narbonne, des travaux sur la méthanisation. Notre compétence sur ce sujet, via le LBE, est d’ailleurs mondialement reconnue. Si nous nous concentrions à l’origine sur le traitement des effluents dans une logique de dépollution, nous avons adopté depuis le début des années 2000 une approche plus globalisée et élargi nos recherches jusqu’à la production de biogaz, l’analyse du digestat, l’impact de la méthanisation sur la matière organique ou encore l’homologation de matières fertilisantes… La méthanisation présente de nombreuses vertus favorisant le dynamisme de nos territoires : parce qu’elle peut être source d’emploi, parce qu’elle contribue à améliorer les conditions de vie des agriculteurs et parce que cette diversification de sources de revenus peut permettre la pérennisation de leurs exploitations. Il reste, cependant, beaucoup à faire pour développer le biogaz. Sa part dans les énergies renouvelables en France n’est évaluée qu’à à peine 3 % (2018). Pourtant le potentiel français en termes de gisement, autrement dit en ressources en biomasse utilisables pour la méthanisation, est très important. L’utilisation de biomasse produite en intercultures d’été ou d’hiver (cultures intermédiaires à valorisation énergétique, dites « Cive »), donc pas en concurrence directe avec la production alimentaire, est par exemple un sujet d’intérêt pour l’Inra. Ces cultures ont aussi d’autres intérêts que la seule production de biomasse pour la méthanisation (couverture des sols, ressource alimentaire pour des pollinisateurs…), bien que des connaissances doivent encore être acquises sur les conditions de leur implantation et leur potentiel méthanogène. Ces productions doivent se faire en cohérence avec la transition agroécologique et en intégrant les dimensions relatives au changement climatique. Pourquoi avoir créé le Centre technique du biogaz et de la méthanisation (CTBM) et quels sont ses objectifs ? Nous voulions concrétiser l’intérêt croissant sur le biogaz et la méthanisation observé depuis 2016. En juillet 2018, en accord avec l’Association technique énergie environnement (ATEE) et le Club biogaz (regroupant plus de 240 structures), nous avons créé le CTBM. Il s’est donné pour objectif d’accompagner la filière dans différentes prérogatives : répondre aux spécificités nationales comme la gestion des matières fibreuses (fumiers, résidus de cultures) ; conforter les financeurs en identifiant des solutions fiables et rentables et conduire une feuille de route industrielle mais aussi contribuer à la professionnalisation de la filière biogaz. Pour ce faire il réalisera des études sur des sujets comme la comparaison des moyens de prétraitement (notamment broyeurs/défibreurs), l’ajout de produits (biomolécules, oligo-éléments) pour l’augmentation des performances de méthanisation, mais aussi des retours d’expériences sur la mise en place de cultures intermédiaires, sur l’origine des indisponibilités techniques des unités, sur la valeur des digestats, ou sur l’analyse du cycle de vie des différentes filières biogaz-biométhane. Pouvons-nous parler des accords stratégiques signés par l’Inra pour la méthanisation en France mais aussi à l’étranger ? L’Inra place ses travaux dans une démarche partenariale. Nous avons depuis plusieurs années un partenariat avec l’Ademe sur l’axe « développement durable des bioénergies et de la chimie du végétal ». En février 2018, nous avons signé une convention avec GRDF pour améliorer les processus de méthanisation et la qualité du digestat et caractériser de façon plus poussée les ressources en biomasse nécessaires pour mettre en œuvre les projets. Cette année, à l’occasion du Salon de l’agriculture, nous avons conclu un accord de collaboration avec Engie sur le développement des énergies renouvelables. Notamment sur la disponibilité de la biomasse, incluant notamment les questions du développement des Cive, des impacts environnementaux, sociétaux et économiques pour le territoire mais aussi sur l’identification des meilleurs bassins de ressources sur le territoire français pour lancer les premières installations de pyrogazéification en optimisant le coût carbone de mobilisation de la ressource. De manière générale, nous travaillons avec l’ensemble des professionnels de la filière, car il est essentiel de favoriser le lien entre la recherche et les acteurs de la filière à travers des journées d’échanges et bien sûr notre participation au CTMB. Nous travaillons également au développement d’un démonstrateur d’une unité de méthanisation « intelligente » dans le cadre du projet « Mapped » (Méthanisation énergie agronomie, production de proximité en économie circulaire et durable), ainsi que sur la méthanisation avec l’international, notamment sur des sujets relatifs à la disponibilité de la ressource agricole ou forestière, à la conduite de la méthanisation, au bouclage des cycles du carbone et au métabolisme territorial. Nous avons par exemple créé l’année dernière un laboratoire international associé avec l’Inde sur la méthanisation. Nous accueillons chaque année dans nos labos, notamment au sein du LBE de Narbonne, de nombreux doctorants et chercheurs étrangers avec qui nous développons par la suite des collaborations dans leurs pays d’origine. La valorisation agricole des digestats est centrale aujourd’hui. L’Inra est particulièrement impliqué sur cette question. Quels sont les impacts sur les cultures, le sol et l’environnement ? Tout comme la valorisation énergétique du biogaz, la question de la valorisation des digestats doit faire systématiquement partie de tout projet de méthanisation. Les digestats de méthanisation peuvent présenter un double intérêt agronomique : contribuer au stock de carbone du sol et fournir des éléments minéraux (N et P) aux plantes. Néanmoins, cet intérêt agronomique s’accompagne potentiellement d’impacts environnementaux qu’il faut chercher à minimiser : perte de valeur fertilisante par volatilisation ammoniacale (NH3), lixiviation de nitrates et émissions de gaz à effet de serre de type N2O et CH4. La valorisation des digestats est de plus un enjeu clé pour la viabilité du projet ainsi que pour son acceptabilité et son intégration locale. Pour pouvoir appuyer les porteurs de projets sur cette thématique, il est donc nécessaire de bien connaître les potentialités agronomiques de ce coproduit et de s’assurer de son innocuité sanitaire et environnementale. Les caractéristiques des digestats reflètent celles des matières introduites dans les digesteurs, notamment en ce qui concerne les contaminants éventuels. Enfin, la traçabilité des intrants et des digestats est une nécessité, ainsi qu’un suivi des effets des digestats sur les sols récepteurs. Les travaux menés par l’Inra sur la problématique des apports de matières organiques fertilisantes, notamment celles issues des méthaniseurs, ont mis en évidence quelques leviers pour la maitrise de leur valorisation. Notamment sur la possibilité que nous avons d'adapter le type de digestat aux caractéristiques des territoires et aux objectifs agronomiques spécifiques des agriculteurs (effet engrais notamment azote, matière organique, richesse en P et K, etc.). Il est cependant important de prendre en compte la problématique du digestat en amont du projet de méthanisation. Nous sommes le premier pays d’Europe en termes de surfaces agricoles et nous sommes pourtant « en retard » sur la production de biogaz. Quels sont selon vous les freins et les effets de leviers pour accélérer le développement de la méthanisation sur nos territoires ? En France, le potentiel est important. Pour autant, la production de gaz vert comme celle d’autres énergies renouvelables (biocarburants par exemple) ne doivent pas détourner les cultures d’une production alimentaire vers la production énergétique. L’alimentation humaine reste la priorité principale de nos agriculteurs. À ce titre, le système allemand qui a fortement soutenu le développement de la filière au travers de la production de maïs pour alimenter les digesteurs, allant jusqu’à accroître ses importations d’aliments pour l’élevage pour compenser la diminution des ressources produites localement, est plutôt un contre-exemple pour nous. La démarche, qui a la faveur de nombreux acteurs en France, consiste dans l’utilisation des sous-produits de l’élevage et des cultures, ainsi que de la biomasse produite en interculture d’été ou d’hiver, donc pas en concurrence directe avec la production alimentaire. Ces productions doivent se faire en cohérence avec la transition agroécologique de l’agriculture et en intégrant les dimensions relatives à l’adaptation au changement climatique et l’atténuation des effets de l’agriculture sur les émissions de GES. Il ne faut pas oublier qu’une installation de méthanisation est une installation industrielle, ce qui implique à la fois la prise en compte de problématiques environnementales et économiques. Si le bilan de la méthanisation est globalement positif, il peut être remise en cause si certaines précautions ne sont pas prises, par exemple pour limiter les émanations en cas de traitement de digestat ou encore l’utilisation d’un matériel non adapté lors de l’épandage des digestats. Toutes ces pratiques doivent être encadrées dans un cadre réglementaire et économique viable. Quoi qu’il en soit, les projets de méthanisation doivent s’inscrire dans des projets de territoire et donc prendre en compte d’autres parties prenantes que les agriculteurs et les industriels de l’énergie. Sur la base notamment des études réalisées par l’Ademe, il apparaît que certains projets sont confrontés à des interrogations locales quant à leur bien fondé. En général, ces projets n’ont pas été suffisamment expliqués et intégrés par les riverains. Les critiques sont souvent légitimes, mais parfois injustifiées. Aujourd’hui, le développement de cette filière passe par plus de visibilité pour les acteurs, avec la fixation d’objectifs ambitieux pour le biogaz et un cadre financier suffisamment incitatif pour permettre à de nombreux agriculteurs de se lancer. Je co-préside par ailleurs avec Olivier Appert le groupe sur la méthanisation en France, dans le cadre de la mission de prospective de la Commission de régulation de l’énergie (CRE). Nous avons auditionné de nombreux experts et responsables du secteur de l’énergie et de l’agriculture. Nous devrions rendre cet été nos préconisations et recommandations pour favoriser le développement durable de la méthanisation.

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