Quel sera l’impact du Brexit sur le secteur gazier ?

Publié le 02/06/2017

10 min

Publié le 02/06/2017

Temps de lecture : 10 min 10 min

Emmanuel Grand (FTI Consulting)

Emmanuel Grand est Senior Director, spécialiste du secteur énergétique chez FTI Consulting (cabinet international de conseil aux entreprises), expert en Economic Consulting, Corporate Finance & Restructuring, Strategic Communications, Forensic & Litigation Consulting et Technologie. Avec plus de 4 600 collaborateurs dans 28 pays, FTI Consulting intervient principalement dans le cadre de revues de stratégies d’entreprises, d’analyses et de prévisions de marchés, de définitions et d’évaluations de régulations, de contentieux et d’arbitrages, ainsi que sur des questions de droit de la concurrence et de communication stratégique.

Emmanuel Grand nous livre ici ses analyses concernant le retrait du Royaume-Uni de l’Union européenne.

Quel impact le Brexit aura-t-il à terme sur l’industrie gazière européenne ?

Tout dépend du scénario politique de séparation retenu : depuis des impacts mineurs si le Royaume-Uni restait (comme la Norvège) totalement intégré au marché commun de l’énergie, à des changements plus profonds si Londres adoptait une régulation autonome du secteur sur le modèle de la Suisse ou de la Turquie. En octobre 2016, alors que les négociations entre Bruxelles et Londres n’ont pas encore débuté, l’ensemble de ces scenarios restent plausibles et méritent d’être anticipés. S’appuyant sur certains travaux en cours (1), FTI Consulting analyse ici les impacts d’une rupture franche entre le Royaume-Uni et le marché commun, suivant délibérément un scénario du pire ou « hard Brexit », permettant de faire ressortir les impacts à venir de la séparation britannique sur l’industrie gazière européenne.

Une désintégration progressive

La sortie effective du Royaume-Uni de l’Union européenne (UE) aura dans un premier temps pour effet de limiter les échanges entre le continent et la Grande-Bretagne, puis progressivement de voir les régulations et structures industrielles britanniques et européennes diverger.

En anticipant une sortie véritable du Royaume-Uni de l’UE et de son marché commun, qui sera accompagnée de la fin du soutien à l’intégration des marchés britanniques et européens (2), il est naturel d’envisager l’apparition de barrières régulatoires aux échanges de gaz et des produits financiers liés, ainsi qu’un renchérissement du coût des interconnexions physiques (via l’apparition de taxes, quotas ou simplement la fin des facilités réglementaires). Dans ce cadre, les marchés de gros de la Grande-Bretagne et du continent devraient en partie se découpler, entraînant une fragmentation des places de marché.

À l’amont gazier, le corpus législatif communautaire étant relativement léger, la divergence des régulations britanniques et européennes devraient avoir peu d’impacts opérationnels, hormis une concurrence fiscale accrue et potentiellement débridée en Grande-Bretagne (possibilité d’aides d’État sectorielles notamment).

Pour les opérateurs d’infrastructures régulées, la divergence ne devrait apparaître qu’à plus long terme. L’influence du Royaume-Uni sur la régulation européenne a été déterminante et il est donc peu probable que le consensus national britannique évolue rapidement vers un modèle en rupture avec le corpus réglementaire existant. À terme, cependant, des modèles de régulations ad hoc, spécifiques à tel ou tel actif pourraient apparaître – par exemple sur le modèle ce qui a déjà pu être construit pour réguler le principal stockage gazier britannique (mise en œuvre d’undertakings spécifiques pour Centrica Storage).

À l’aval, l’industrie gazière est aujourd’hui dominée par six grands fournisseurs (les « Big 6 ») dont quatre sont contrôlés par des énergéticiens continentaux : EDF Energy, E.ON UK, RWE npower et Scottish Power (par Iberdrola). Avec la divergence croissante des marchés de gros et des régulations entre le Royaume-Uni et l’UE, la valeur d’intégration entre ces groupes et leurs filiales britanniques devrait progressivement se réduire, conduisant certains énergéticiens à vendre leurs filiales peu synergétiques. Les reconfigurations issues de ces désengagements probables conduiront à une industrie gazière plus nationale, aux liens internationaux réduits, comme peut l’être la Suisse dans le secteur électrique.

Un renchérissement des marchés de gros et de la sécurité d’approvisionnement dans le nord-ouest de l’Europe

Les barrières aux échanges de gaz entre le Royaume-Uni et le continent aura des impacts forts sur les marchés de gros et la sécurité d’approvisionnement.

Un « hard Brexit » conduira à une chute importante du trading de gaz sur le hub britannique (NBP), désormais isolé, qui sera partiellement compensée par un développement des échanges sur le hub européen dominant (TTF). Une partie des desks londoniens seront relocalisés en Union européenne, mais le trading de gaz continental ne disposera pas avant longtemps de l’infrastructure et des effets d’intégration apportés par Londres, jusqu’ici première place financière mondiale : ceci aboutira à un affaiblissement de la liquidité globale des échanges sur les indices gaziers européens.

La séparation de la Grande-Bretagne du reste de l’UE enlèvera au marché directeur nord-ouest européen 45 % de ses capacités d’importation GNL et près de 30 % de ses consommations de gaz. Cette disparation de volumes couplée à une perte d’influence du GNL devrait limiter la liquidité globale des indices gaziers européens et renforcer le pouvoir de marché des fournisseurs extra-européens, qui conduira à une augmentation limitée des prix à la fois sur le continent et au Royaume-Uni.

La fin des facilités d’import-export en provenance du Royaume-Uni s’accompagnera de l’extinction des clauses de solidarité prévues dans les règlements européens en cas de crise d’approvisionnement (dont le renforcement est d’ailleurs en cours de discussion au Conseil et au Parlement européen). Cet affaiblissement des solidarités gazières, dans les faits et dans les textes, conduira à une revalorisation des actifs flexibles apporteurs de sécurité d’approvisionnement là où elle sera remise en cause par la rupture des liens britanniques. Cela sera premièrement le cas en Irlande, aujourd’hui dépendante à plus de 90 % de la Grande-Bretagne. Cela sera bien sûr le cas au Royaume-Uni où la faiblesse des capacités de stockage (3) et le déclin des productions nationales va renforcer la valeur des actifs stockages et GNL. L’impact devrait en revanche être modéré en Europe continentale du fait de surcapacités et d’un développement toujours en cours d’interconnexions (telle la fusion des PEGs en France prévue en 2018).

Une révision des politiques gazières au Royaume-Uni et en Irlande

Post-Brexit, la régulation britannique devrait encourager le développement d’infrastructures et de nouvelles consommations gazières. Le maintien d’une sécurité d’approvisionnement élevée est un objectif affiché du gouvernement qui devrait se traduire par des soutiens aux infrastructures gazières. Côté consommation, le Royaume-Uni a été le seul pays européen à imposer un prix plancher du carbone pour soutenir le basculement des productions électriques du charbon vers le gaz, et ce consensus ne devrait pas évoluer avec la sortie de l’UE. De plus, la fusion en juillet 2016 du ministère de l’Énergie (Department for Energy & Climate Change) dans un grand ministère de l’Industrie et de l’énergie (Department for Business, Energy & Industrial Strategy) illustre la nouvelle orientation du gouvernement vers la compétitivité de la transition énergétique, qui devrait soutenir le rôle du gaz dans le mix électrique, en relaxant certains objectifs de décarbonisation.

En Irlande, si la sécurité d’approvisionnement est assurée à court terme par la mise en exploitation récente d’un champ significatif (4), elle ne l’est pas post-2020, date à laquelle il est prévu que la consommation nationale redevienne quasi-totalement dépendante des importations en provenance du marché britannique, qui évoluera alors sans contrôle communautaire et sans clause de solidarité transnationale. Partant d’une situation où les industries énergétiques irlandaises sont aujourd’hui largement intégrées à celles de la Grande-Bretagne – le gazier historique Bord Gáis est contrôlé à 100 % par British Gas (Centrica) –, l’Irlande est face à un choix difficile à moyen terme, entre l’acceptation d’une mono-dépendance extra-communautaire, le développement coûteux de nouvelles infrastructures, ou l’abandon progressif du gaz naturel.

Une préparation qui débute

Alors que le gouvernement britannique a prévu de lancer le processus formel de sortie de l’UE début 2017, certains acteurs gaziers ont déjà commencé à évaluer les options d’adaptation de leur modèle économique aux ruptures attendues sur les marchés de gros nord-ouest européens, à l’évolution des politiques gazières nationales et à la disparition progressive des synergies entre les deux blocs. Si l’hypothèse d’un « hard Brexit » reste aujourd’hui extrême, elle fait néanmoins partie des scénarios plausibles qui peuvent créer des opportunités et des risques forts, et qui doivent être anticipés.

1 Voir notamment une analyse globale de l’impact du Brexit sur les secteurs de l’énergie (juillet 2016) : http://fticommunications.com/2016/07/brexits-impact-energy-sector/

2 Le Royaume-Uni est de loin le premier bénéficiaire des prêts et subventions de la Banque européenne d’investissement dans l’énergie, ayant reçu sur la période 2014-2016 27 % de l’ensemble des fonds destinés au secteur.

3 Les capacités de stockage britanniques ne couvrent que 7 % de la demande nationale annuelle, contre plus de 25 à 30 % en Allemagne et en France.

4 Le champ de Corrib est exploité depuis décembre 2015 par Shell. Ses productions devraient couvrir les trois-quarts des besoins nationaux pendant les deux premières années de pleine exploitation, avant de décliner rapidement.