Pétrole et gaz de schiste : la onzième heure

Guillaume Charon

Publié le 12/07/2015

19 min

Publié le 12/07/2015

Temps de lecture : 19 min 19 min

Guillaume Charon (IFP Training)

Simple vague ou lame de fond ? Révolution nord-américaine ou mondiale ? Swing production ou production de base ? Après plus de dix ans d’exploitation de pétrole et gaz de schiste, 2015 s’annonce comme une année décisive et riche en enseignements.

Pétrole et gaz de schiste, de nouveaux paradigmes

Après plus de dix ans dexploitation, la production de gaz de schiste aux États-Unis atteint 380 Bm31, dépassant la production gazière cumulée de lAmérique latine et de lAfrique. Au terme de seulement sept années, la production de LTO2 avoisine 5 Mb/j3, un volume supérieur à la production de la mer du Nord et équivalent à la production de lAfrique de lOuest. La production de pétrole et gaz de schiste totalise donc 12 Mbep/j, soit 5 % de la consommation d’énergie dans le monde. À titre indicatif, c’est équivalent au cumul des 5 Mb/j de pétrole ultra profond, des 2,5 Mb/j d’huile lourde et de la consommation totale d’énergies renouvelables4.

Cette production remet en cause de nombreux paradigmes : la rareté des ressources d’hydrocarbures semble désormais toute relative ; les dépendances et flux énergétiques traditionnels sont en pleine révolution5 ; les scenarios long terme de prix sont revus à la baisse ; la compétitivité des ressources les plus chères (extra heavy oil, tar sands, arctique et certains projets GNL) est remise en cause ; la libéralisation des marchés gaziers6s’accélère ; les compagnies pétrolières « traditionnelles » doivent réinventer leur stratégie ; l’Amérique du Nord se réindustrialise grâce à un avantage compétitif énergétique majeur7; la « fracturation » est une pièce majeure de la politique environnementale et de la diplomatie des États-Unis.

2015, une année décisive et riche d’enseignements

En décidant de ne pas modifier ses quotas malgré la chute du prix du brut, l’Opep laisse le marché équilibrer l’offre et la demande8, espérant que le prix détourne du marché les barils les plus chers et notamment ceux de pétrole de schiste9. Loin de s’effondrer, la production de LTO résiste remarquablement, faisant fi de la chute du baril sous les 50 dollars. Tout comme en 2008 pour le gaz de schiste, l’effondrement des forages est freiné par le hedging10 et contrebalancé par une amélioration de la production par puits (imputable à des drains horizontaux plus longs, un focus sur les sweet spot et une amélioration du forage et de la fracturation).

Loin de signifier un effondrement du pétrole et gaz de schiste, cette année 2015 pourrait bien au contraire signifier son avènement. Une reprise du forage et de la production du LTO nord-américain serait synonyme de nouveau coût marginal de production et pourquoi pas de nouveau scenario de prix à moyen terme. Sur le plan du GNL, l’annonce de nouveaux projets étatsuniens et canadiens est susceptible de saturer le marché mondial à moyen terme, au détriment des projets GNL les plus coûteux. Les premières cargaisons de GNL de Cheniere sont attendues en fin d’année et seront fortement suivies par les opérateurs pour leur impact sur le marché du GNL sur le prix du Henry Hub.

À l’international, après les lancements de la production commerciale de shale gas en Argentine et en Chine, l’observation des coûts de production des prochains puits sera riche en enseignements quant au potentiel mondial du pétrole et gaz de schiste. Si le contexte de prix réduits ralentit certains développements de schiste, des acteurs pourraient profiter de la disponibilité de foreurs et frackeurs bon marché pour se lancer dans l’exploration. Les opérations d’acquisition peuvent permettre à certains pétroliers de rentrer sur le pétrole de schiste. Enfin, on attendra avec intérêt le rapport de l’EPA (Agence américaine de protection de l’environnement) sur l’impact environnemental de la fracturation11.

Où en sont les développements au sein de l’Union européenne ?

Depuis 2008, le déficit énergétique annuel de l’Union européenne est de l’ordre de 500 milliards de dollars, un montant supérieur à l’ensemble des exportations hors énergie12 de la zone ! Avec potentiellement des ressources techniquement récupérables (TRR13) de 600 TCF (trillion cubic feet) de gaz et de 14 milliards de barils d’huile, les schistes européens14 représentent respectivement l’équivalent de cinquante-huit et trois années d’importations de gaz et de pétrole de la zone, soit près de 7 400 milliards de dollars de facture énergétique15.

Après les déceptions polonaises, seul le Royaume-Uni semble être sur la voie d’une exploitation commerciale d’ici 2020. Des pays a priori à moindre potentiel comme le Danemark et l’Espagne sont en phase d’exploration et les plus grands potentiels théoriques que sont la France ou l’Ukraine restent au point mort.

Aux portes de l’Union européenne, l’exploration est en cours dans des pays comme l’Algérie, l’Arabie saoudite ou la Russie. Dans le reste du monde, seuls les États-Unis, le Canada, l’Argentine et la Chine sont dans une phase commerciale active. D’autres pays, tels l’Australie, l’Afrique du Sud, la Colombie ou l’Inde pourraient les rejoindre à terme, si les conditions le permettent.

Quelles sont les déterminants susceptibles d’accélérer ou de freiner le pétrole et gaz de schiste en Europe ?

La première condition d’un développement est d’ordre géologique. Si nous savons qu’il y a des quantités importantes d’hydrocarbures de schiste en Europe16, la première question est de savoir si la géologie permet d’envisager une production par puits satisfaisante pour être économiquement viable17. Seuls des puits pilotes peuvent valider ou infirmer le potentiel de production de la zone. S’il y a eu des déceptions en Pologne, les premiers résultats sont plutôt encourageants au Royaume-Uni. A priori, l’Europe n’est pas une exception géologique et certains bassins devraient donc être exploitables.

La deuxième question est d’ordre économique. Les coûts de production des premiers puits pilote au Royaume-Uni, en Pologne ou en Hongrie dépassent les 14 dollars/MBTU18, ce qui est tout à fait normal en phase d’appréciation et qui correspond aux premiers puits chinois ou argentins. Il existe des divergences de points de vue quant à l’évolution de ces coûts. Certains experts les imaginent difficilement passer sous les 7-8 dollars/MBTU ou 70-80 dollars/baril. Je suis pour ma part assez optimiste sur leur évolution. Le forage et la fracturation représentent près de 75 % des coûts de développement. Il est donc raisonnable d’imaginer dans un premier temps un surcoût important dû à l’importation du matériel et à l’expatriation des équipes. Néanmoins, une fois le potentiel d’exploitation identifié et les programmes de développement lancés, l’Europe peut s’appuyer sur de nombreux leaders pétroliers et parapétroliers19 pour acquérir des rigs, déployer des bases locales de fabrication d’équipements et développer un savoir-faire. Par ailleurs, la disponibilité d’infrastructures de transport et de traitement est aussi un facteur de coût important. Les bassins à proximité de réseaux existants devraient être les premiers à être exploités.

Les autres surcoûts dépendent essentiellement de la règlementation qui peut influencer les coûts du forage, des liquides de fracturation, du traitement des eaux usées ou du torchage. Il y a quelques années, l’application de normes exigeantes (traitement des eaux usées, green completion, contrôle des fracturations par micro sismiques, etc.) était synonyme de surcoûts majeurs, peut-être rédhibitoires pour une exploitation responsable en Europe. Avec les progrès techniques et le regroupement des puits horizontaux à long déports sur un même site, les surcoûts liés à une réglementation exigeante deviennent limités. Il est donc tout à fait imaginable de produire du gaz à 3-5 dollars/MBTU (contre 2-3 aux États-Unis) et du LTO à 55-70 dollars/baril en Europe. Même avec des scenarios long terme de prix du brut à 70 dollars et de prix du gaz à 8-10 dollars/MBTU, l’industrie du pétrole et gaz de schiste peut donc émerger en Europe.

La question de l’acceptabilité par les citoyens

Le principal obstacle réside dans l’acceptabilité des populations. Sur le plan environnemental, les hydrocarbures de roche-mère suscitent des réactions bien différentes. Ses détracteurs préfèreront souligner les risques environnementaux de la fracturation, la consommation d’eau, les perturbations de l’activité et les émissions de gaz à effet de serre. À l’inverse, ses défenseurs retiendront ses faibles émissions en gaz à effet de serre (comparé au charbon), sa très faible consommation d’eau par unité d’énergie (comparé aux autres énergies, solaire, biocarburants, charbon, etc.) et son impact au sol et sous-sol maitrisé grâce à l’évolution de la réglementation et des techniques (puits multiples et monitoring). Pour que les populations acceptent le développement du pétrole et gaz de schiste, il faudra qu’elles perçoivent son intérêt économique, géostratégique et environnemental. Son exploitation dépendra donc de l’aptitude des gouvernements et des pétroliers à proposer un modèle de développement responsable. L’identification des failles et des aquifères, le contrôle des fracturations par micro-sismique, les contraintes quant à la composition des liquides de fracturation et le contrôle de l’intégrité des puits sont des garde-fous susceptibles de limiter les risques. La pédagogie, la transparence des informations et l’encadrement par des commissions indépendantes d’experts sont des outils précieux. Une fiscalité permettant un partage juste de la rente entre État, pétrolier et populations limitrophes est un autre levier. J’espère pour ma part que les gouvernements sauront utiliser la manne du pétrole et gaz de schiste pour la transition énergétique et la protection des industries.

À l’heure actuelle, l’exploitation du schiste peut apparaître pour l’Europe comme une solution long terme non adaptée à des problèmes de court terme (dépendance russe, coût de l’énergie, etc.). Alors que le débat sur le pétrole et gaz de schiste s’est parfois fort mal engagé, il est possible que certains politiques attendent que le Royaume-Uni ou le Danemark produisent de manière responsable pour se prononcer. Certains catalyseurs seraient hélas susceptibles de relancer rapidement le débat : faillites de groupes énergivores parmi les 300 sites énergivores européens (pétrochimie, aciérie, papeterie, cimenterie, etc.)20, évolution des approvisionnements russes ou algériens, reprise du prix du gaz, rapport de l’EPA…

Guillaume Charon (gcharon@gmail.com)

Guillaume Charon est un spécialiste des marchés énergétiques. Il est notamment en charge de l’économie du gaz non conventionnel et de la scène énergétique à IFP Training.

1 Billion cubic meters (en français milliards de mètres cubes).

2 Le terme LTO (light tight oil) est utilisé aux États-Unis en référence au pétrole de réservoir à faible perméabilité, qui est essentiellement de roche-mère.

3 Millions de barils par jour.

4 Éolien, solaire, géothermie, biomasse et déchets.

5 En 2008, l’AIE anticipait pour 2015 une multiplication par six des importations de GNL en Amérique du Nord.

6 L’excédent gazier se déverse sur les marchés spot, remettant en cause certains contrats long terme.

7 En sept ans, les Etats-Unis sont passés du premier rang d’importateur mondial dénergie au quatrième rang. En 2013, la production de schiste a permis de diminuer les importations gazières et pétrolières de respectivement 120 et 160 milliards de dollars.

8 Novembre 2014.

9 Dans un contexte de conflit en Syrie, au Yémen, en Irak et d’embargo sur l’Iran, il est également tentant d’imaginer une chute du prix du baril comme moyen de pression diplomatique.

10 En 2015, des acteurs comme Cabot O&G, Devon, Chesapeake ou EQT ont couvert entre 30 % et 60 % de leur production. D’autres comme Pioneer et Antero ont couvert plus de 90 % de leur production.

11 La publication de l’Agence américaine pour la protection de l’environnement étant prévue fin 2015–2016.

12 De l’ordre de 370 milliards de dollars entre 2008 et 2012.

13 Ces « ressources techniquement récupérables » publiées l’ARI (Advanced Resources International, consultant) et l’AIE représentent une estimation très approximative que seuls des projets pilotes pourront valider.

14 Hors Russie et Asie centrale.

15 Avec un prix du gaz de 10 dollars/MMBTU et un prix du brut à 80 dollars par baril.

16 Les centaines de puits d’exploration forés depuis plus d’un siècle ont identifié les roches-mères.

17 La production dépend de la richesse en hydrocarbures de la roche, du taux de récupération et de la longueur du drain en contact avec le réservoir. Le taux de récupération dépend de la capacité à créer de la perméabilité dans le réservoir et donc de récupérer les hydrocarbures piégés dans les pores. Des taux économiques doivent être supérieurs à 2-3 % pour l’huile et 15-20 % pour le gaz, pour des réservoirs raisonnablement riches en hydrocarbures.

18 Million british thermal units.

19 Présents notamment en mer du Nord et en France pour la fabrication de tête de puits, pipeline, pompes, équipements sismiques, etc.

20 L’énergie représentant 20 à 80 % du coût de production des produits.