Pas de smart city sans smart habitant !

Marie-Christine Zelem

Publié le 11/01/2018

8 min

Publié le 11/01/2018

Temps de lecture : 8 min 8 min

Quel est le ressenti d’un ménage français face à la notion d’efficacité énergétique ? Face à la nouvelle tendance des outils connectés nous invitant à « mieux » consommer ? Lorsqu’on sait qu’un Français sur deux ignore toujours qu’il a le droit de changer de fournisseur, est-il prêt et suffisamment averti pour s’approprier ces nouvelles technologies et le lot potentiel d’économies d’énergie qu’introduit progressivement l’«ubérisation » du secteur de l’énergie ?

La sociologue Marie-Christine Zélem, spécialiste des questions énergétiques, revient pour Gaz d’aujourd’hui sur les profils des consommateurs, sur les compteurs communicants et surtout sur les comportements énergétiques, impossibles à « enfermer » selon elle dans des modèles standardisés car pluriels, diverses et dépendants de facteurs socioéconomiques divers (emploi, niveau de vie, type de logement, appareils…).

Propos recueillis par Laura Icart

 

Que représente l’efficacité énergétique pour le consommateur lambda ?

Marie-Christine Zélem : Pour la plupart des gens, économiser l’énergie n’est pas un critère déterminant dans leur vie quotidienne. Même si son coût a beaucoup augmenté ces dernières années, il n’en reste pas moins que cette dépense est vécue comme une fatalité. En France, la question de l’efficacité énergétique est loin d’être centrale pour les ménages les plus modestes – parce qu’ils n’ont rien et qu’ils sont confrontés à une précarité de vie au quotidien. Pour les classes moyennes, avec un niveau de vie amélioré, l’efficacité énergétique a du sens mais dans notre société de consommation dans laquelle on tend à multiplier les équipements, même moins énergivores, les factures énergétiques continuent à grimper. Ce sont les fameux « effets rebonds » ! Si les équipements sont plus efficaces, nous en consommons aussi toujours plus ! Enfin, pour les catégories les plus aisées ayant donc un pouvoir d’achat leur permettant de dépenser cette énergie, l’économiser n’est pas non plus une préoccupation principale. En réalité, tant qu’économiser de l’énergie ne sera pas une norme sociale, tant que les institutions et les grandes entreprises ne montrent pas l’exemple, les ménages qui le peuvent ne sentiront pas et, à juste titre, l’obligation d’aller vers plus de sobriété énergétique.

Peut-on établir des profils types de consommateurs en fonction de leur connaissance et de leur intérêt pour l’énergie ?

On ne peut pas raisonner en termes de consommateur car il est par définition pluriel. Il est nécessaire de segmenter le public de consommateur selon une série de facteurs aussi bien humains que matériels pour pouvoir établir des catégories. Je travaille actuellement sur un article [pour les Annales des Mines, NDLR] qui met en perspective des catégories de consommateurs sur leur rapport aux économies d’énergie dans le bâtiment. Il y a les « éco-sceptiques », des personnes en général avec un niveau de vie plutôt aisé mais pas nécessairement, peu ou pas convaincues des problèmes énergétiques et de la nécessité de réduire leurs consommations, a priori pas prêts à faire des efforts, sauf si on leur donne, par exemple, une rétribution financière. Il y a ceux qu’on pourrait nommer les « éco-essentiels », qui vivent dans une sobriété que je qualifierais de « contrainte » et qui de fait réalisent des économies d’énergie pour faire des économies financières. C’est une catégorie en général avertie, qui développe des auto-restrictions par nécessité et elle est loin de concerner uniquement les ménages en situation de précarité énergétique. Il y a ensuite les « éco-responsables », qui sont plutôt sensibilisés à la question de l’efficacité énergétique et plutôt réceptifs aux politiques publiques généralistes. Et enfin les « technophiles », les geeks très adeptes des technologies et de maisons connectées mais qui représentent une petite partie de la population. Ces profils de consommateurs sont indicatifs. en tout et pour tout 4 % de la population. Le rapport aux économies d’énergie varie aussi et beaucoup selon que l‘on est propriétaire ou locataire, selon les modes de vie, les propriétés sociales, etc., mais aussi en fonction des cycles de vie (jeunes couples, sans puis avec enfants, retraités…).

Les compteurs communicants peuvent-ils contribuer à changer les pratiques de consommation énergétique ?

Ils le pourront peut-être un jour mais pour le moment je ne considère pas ces compteurs comme « communicants » pour le consommateur puisqu’ils communiquent à sens unique : vers le distributeur. De manière pratique, il n’y a pas plus d’informations qu’avant, il y en a même moins, si l’on tient compte du fait qu’aujourd’hui, avec ces compteurs, il est nécessaire d’utiliser un ordinateur pour créer un compte utilisateur et avoir accès à ses données. La majorité des personnes n’y trouvent pas leur compte. Avec mon confrère Christophe Beslay, nous avons l’habitude de dire « pas de smart city sans smart habitant ». Tant que les consommateurs ne seront pas montés en compétence pour « manipuler » ces compteurs, ils ne pourront y trouver leur compte, d’où l’importance d’avoir une approche pédagogique. Il faut avoir conscience, et cela malgré les idées reçues, qu’il n’est pas à la portée de tout le monde d’utiliser une tablette ou un smartphone pour suivre sa consommation énergétique. De mon point de vue, les pouvoirs publics ont une vision quelque peu utopique de l’intérêt que les utilisateurs ont de l’énergie. Pour optimiser un outil comme le compteur communicant, il aurait fallu en amont accompagner l’usager pour qu’il développe suffisamment de compétences afin de pouvoir l’utiliser. Mais si, demain, les compteurs communicants sont plus conviviaux, capables en un ou deux clics de nous donner notre évolution de consommation sur un an, ou la consommation du réfrigérateur par rapport à la télévision, l’intérêt des utilisateurs ira croissant. Actuellement, la facture est globale. Le choix qualitatif n’existera que quand le compteur sera en mesure de proposer aux clients un accès direct à deux ou trois informations précises et faciles d’accès.

Comment faire évoluer les habitudes de consommation pour économiser l’énergie dans les logements ?

En ne raisonnant pas à une échelle sociétale. Si vous habitez dans une passoire énergétique, malgré votre bonne volonté, vous ne serez jamais en mesure d’économiser l’énergie. Pour évoluer, il faut avant tout améliorer le parc de logements. Les mécanismes qui existent ne sont pas forcément utilisés à bon escient. Par exemple, concernant le prêt à taux zéro : la cible a été clairement mal évaluée car, en réalité, les ménages qui rentrent dans les critères ont des revenus bien trop modestes pour entreprendre des travaux de rénovation énergétique, alors que dans le même temps des classes moyennes qui seraient en capacité d’emprunter n’y ont pas accès.

L’open data, cette accessibilité de données privées, fait-elle peur aux consommateurs ?

En réalité, le big data n’est pas un problème ! C’est l’élément d’un système sociotechnique qui consiste à continuer à vendre de l’énergie en la comptabilisant ou en la contrôlant via des compteurs et ces compteurs visent à réguler ces consommation à l’échelle globale. De fait, ils ont besoin de véhiculer des datas. Ce sont ces données elles-mêmes qui peuvent poser problème. Il est vrai que beaucoup de consommateurs ont la crainte de voir leurs données confidentielles divulguées à tout-venant.

On dit souvent que le bâtiment est le secteur clé de la transition énergétique car c’est celui qui offre le plus important potentiel de maîtrise de la demande en énergie (MDE). Quelle est votre opinion ?

C’est effectivement un secteur clé avec celui des transports. Mais en réalité, pour faire de la MDE, l’approche doit être systémique et globale. Il faut repenser la morphologie des villes (leur organisation) et leur métabolisme (les flux) pour les penser de manière plus efficace.

CV EXPRESS / Marie-Christine Zélem
Marie-Christine Zélem est sociologue, spécialiste des questions énergétiques. Elle enseigne à l’université de Toulouse Jean Jaurès l’anthropologie des techniques et du développement, la sociologie de l’environnement et des risques, la sociologie de l’énergie et la sociologie des controverses. Ses recherches portent sur les interfaces sociotechniques et les conditions du changement social. Elle interroge les modes de réception et de participation aux politiques publiques environnementales, en particulier dans le domaine des déchets et de l’énergie. Elle questionne par ailleurs les modalités de la transition écologique à l’échelle des territoires. Elle a entre autres publié en 2015, avec Christophe Beslay, La sociologie de l’énergie : gouvernance et pratiques sociales, aux éditions CNRS.