La précarité énergétique augmente plus que le taux de pauvreté !

Publié le 16/07/2016

12 min

Publié le 16/07/2016

Temps de lecture : 12 min 12 min

Bertrand Lapostolet, responsable de la mission dédiée à la précarité énergétique à la Fondation Abbé Pierre, revient pour Gaz d’aujourd’hui sur la place qu’occupe l’énergie dans la précarité en France. Une situation sociale et sanitaire qui impacte environ 5 millions de ménages français.

Par L.I.

 

Parlez-nous de la notion de précarité énergétique dans l’habitat : son origine ? Ses causes ?

Bertrand Lapostolet : La précarité énergétique touche des ménages précaires ou modestes. C’est un phénomène qui est apparu il y a une vingtaine d’années en France, même s’il n’était pas nommé ainsi. La précarité énergétique est devenue un sujet pour les politiques publiques à partir de 2009 où elle a vraiment été appréhendée à partir notamment de l’expérience britannique. C’est une nouvelle forme de précarité, elle concerne même les ménages modestes et le problème n’a fait que croître ces dernières années. Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer : l’évolution du coût des énergies, l’existence importante de logements que l’on peut qualifier de « passoires thermiques » et qui sont inchauffables – en tout cas à des coûts acceptables – et enfin si je peux la nommer ainsi, je dirais la « précarité de vie », c’est-à-dire la vulnérabilité des ménages, la conséquence de revenus qui n’augmentent pas, contrairement au coût de la vie.

Quelle est la place de l’énergie dans la précarité en général ?

Elle est importante. L’enquête intitulée « Budget de famille »1,  menée par l’Insee, est pour moi très illustrative. En 1979, les ménages consacraient environ 20 à 25 % de leurs revenus à des dépenses dites « contraintes » (loyer, énergie, eau assurance…), liées à leur logement, avec peu d’écart entre les ménages pauvres et les ménages riches. En 2005, la part du budget des ménages consacrée à ces mêmes dépenses a évolué et l’écart entre les ménages pauvres et les ménages riches s’est considérablement accru. C’est une évolution beaucoup plus importante que le taux de pauvreté, par exemple. Si, pour les ménages aisés, le pourcentage reste similaire à celui de 1979, il a doublé pour les ménages plus modestes, jusqu’au revenu médian et il représente désormais 48 % du budget d’une famille pauvre, 46% pour les ménages modestes et 38 % pour les classes moyennes inférieures. On constate donc une évolution fondamentale dans la structure des dépenses, parce que lorsque l’on parle de précarité, on parle bien sûr de revenus mais on ne doit pas occulter ce poste de dépenses contraintes, indispensable pour avoir un logement décent. En résumé, je dirais que les dépenses liées à l’énergie sont de plus en plus importantes et mettent aujourd’hui en difficulté d’abord les plus précaires mais au-delà beaucoup d’autres ménages modestes.

Quelles sont les actions que vous menez pour lutter contre cette précarité énergétique ?

À la fondation Abbé Pierre, nous travaillons sur deux types d’actions : il y a celles que nous menons en direct et celles qui sont menées par nos partenaires. Nous soutenons, en partenariat avec l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), depuis sa création en 2005, un dispositif très important qui s’appelle le réseau des acteurs de la pauvreté et de la précarité énergétique dans le logement (le Rappel). Ce réseau fédère un ensemble d’acteurs institutionnels, associatifs, sociaux mais aussi des techniciens.Pour avancer, il faut conjuguer à la fois des compétences sociales pour gérer les problématiques autour des ménages dits « vulnérables » et des compétences techniques pour pouvoir proposer des réponses adaptées aux contraintes d’un logement énergivore. La question technique est primordiale car même si le coût des énergies a augmenté, si le logement est viable et qu’il consomme peu, la somme allouée par les ménages aux dépenses énergétiques a forcément moins de conséquences sur leur budget. On soutient également un autre dispositif : les services locaux d’intervention en maîtrise de l’énergie (Slime). Il s’adresse aux ménages précaires bénéficiant des aides de guichet, avec l’idée d’aller au-delà de ces aides, globalement insuffisantes, en allant directement chez eux. Cela nous permet de combiner un diagnostic social et un diagnostic technique, mais aussi de pratiquer de petites interventions sur place le jour de la visite, comme de mettre un auto vitrage autocollant ou remettre des joints.

Bien sûr, cela ne règle pas le problème mais cela permet d’apporter une première réponse et d’engager un ménage dans une démarche d’amélioration de l’habitat. C’est une initiative portée par le comité de liaison des énergies renouvelables (Cler) à laquelle nous apportons notre soutien depuis le début. C’est d’ailleurs un programme reconnu de lutte contre la précarité énergétique au titre des certificats d’économie d’énergie (CEE). Parallèlement à ces actions, nous avons un deuxième axe à la fondation, celui d’interpellation de l’Etat par des actions de plaidoyer afin de faire évoluer les politiques publiques. Nous avons d’ailleurs produit, en collaboration avec l’Agence nationale de l’habitat (Anah), un rapport sur la précarité énergétique dans lequel nous avons fait des préconisations qui a notamment permis la création du programme « Habiter mieux » . Nous avons également été très impliqués dans le débat national sur la transition énergétique et sur la loi du même nom. Nous pensons que la solidarité privée est très importante mais pour que la lutte contre la précarité énergétique soit efficiente, c’est le système dans son ensemble qui doit changer, avec des politiques publiques beaucoup plus ambitieuses.

Parlez-nous de votre programme « Toits d’abord » dédié à la lutte contre la précarité énergétique.

Le programme « Toits d’abord » a débuté en 2012. Il vise à soutenir la production de logements d’insertion par réhabilitation de bâtis existants. L’idée étant de transformer ou de réhabiliter des passoires thermiques inoccupées en logements d’insertion à forte vocation sociale très performants au niveau énergétique (au moins en bâtiment basse consommation). Notre ambition est de pouvoir obtenir non seulement la performance thermique en tant que telle mais aussi « la performance en euros ». Nous souhaitons aller au-delà des classes DPE (diagnostic de performance énergétique) et de la consommation théorique, en établissant un rapport qualité-coût au plus près d’une consommation réelle. Ce programme soutient environ 700 logements chaque année en France. On travaille volontairement sur de très petites opérations, deux logements à la fois en moyenne : notre volonté est que ces habitations se fondent totalement dans le paysage existant, en maison individuelle ou en immeuble. Nos opérations concernent aussi bien le secteur urbain que le secteur rural, à Paris intramuros comme dans la Drôme, nous essayons d’être partout où il y a du mal logement, partout où il y a des passoires thermiques et malheureusement il y a de la marge. Afin d‘évaluer notre programme, nous avons mené en 2012-2013 un audit sur 60 logements que nous avions réhabilités sur plusieurs saisons de chauffe. Le résultat démontre que la réhabilitation a permis en moyenne un gain théorique de quatre classes de DPE, soit un gain de 65 % de performance énergétique, mais surtout une économie de 900 euros par an par unité de consommation (par personne du ménage). En pratique, pour les personnes logées dans notre programme, vivant largement en dessous du seuil de pauvreté, c’est l’équivalent d’un mois et demi à trois mois de revenu. C’est très conséquent ! Cela nous conforte dans l’intérêt de travailler en ce sens.

Peut-on établir un profil type des victimes de précarité énergétique ?

La précarité énergétique touche toutes ces catégories en réalité, avec des problématiques bien sûr différentes entre les zones rurales et les zones urbaines. Les réflexions que nous avons menées au moment du plan bâtiment Grenelle et de la loi Grenelle II nous ont permis faire deux constats qui étaient loin d’être d’une évidence pour nous. Nous étions partis d’une logique que la précarité énergétique concernait avant tout des locataires et principalement en zone urbaine. Or nous nous sommes rendu compte que c’était les zones rurales et périurbaines et les propriétaires occupants qui étaient les plus touchés. Deuxième réalité méconnue : celle vécue par les seniors, qui ne sont pas forcément en situation de précarité mais qui le deviennent de fait, parce qu’ils habitent dans de grands logements, anciens et qui sont pour la plupart des passoires thermiques. De plus, ils sont principalement concernés par l’augmentation du coût des énergies et spécialement des énergies hors réseau comme notamment le fuel et le propane (c’est l’énergie qui a le plus augmenté dans les années 2000). La double peine de ces énergies hors réseaux est qu’il faut les payer en avance. Il y a une grande difficulté pour les politiques publiques à traiter la précarité énergétique sur la dimension des locataires, de l’habitat collectif et des copropriétés, car elles sont encore insuffisamment outillées. L’enjeu qui est devant nous est de mieux cerner ces catégories de précaires énergétiques (propriétaires occupants, locataires dans des habitats collectifs) pour lesquels les modes d’intervention et le réponses apportées, même si elles sont spécifiques à chaque situation, doivent s’inscrire dans un cadre réglementaire, avec plus d’aides des pouvoirs publics mais aussi plus d’obligations pour les bailleurs.

Que pensez-vous du chèque énergie ?

Le chèque énergie a un avantage mais malheureusement beaucoup d’inconvénients. L’avantage est qu’il répond à l’iniquité entre les énergies de chauffage – ce n’était pas le cas avec les tarifs sociaux qui n’englobaient que le gaz de réseau et l’électricité ; mais le montant proposé, 125 euros en moyenne, est très insuffisant pour sortir les gens de la précarité énergétique et de la privation de chauffage, surtout, lorsqu’on sait qu’un ménage dépense en moyenne 1 800 euros pour couvrir les besoins en énergie de son logement. Certes, le chèque énergie a le mérite d’exister mais il ne traite pas le problème de fond. Avec cette aide à la facture on pallie à très court terme aux effets de la précarité énergétique en attendant qu’il y ait des rénovations, mais on ne traite pas la cause majeure que sont les passoires thermiques.

Et que pensez-vous du dispositif des certificats d’économie d’énergie (CEE) ?

Je trouve ce système trop complexe et très difficile à appréhender pour la majeure partie des gens. C’est dommage car il est vertueux je trouve de dire que les énergéticiens, dans un contexte où le coût de l’énergie augmente, doivent contribuer à réduire ce coût par l’amélioration des logements ou des transports, même si ce système est perfectible. Depuis 2010, dans le cadre de la loi Grenelle II, une part de ces CEE doit être consacrée à la précarité énergétique. Nous avons obtenu d’étoffer le cadre législatif pour mettre des moyens supplémentaires sur la précarité énergétique, par la loi de transition énergétique avec des CEE dédiés aux ménages précaires. Ce que je regrette dans ce dispositif est que c’est un marché et de fait il est totalement volatil. Cela représente potentiellement des centaines de milliers d’euros par an dédiés à la précarité énergétique mais la difficulté réside dans la construction d’actions incapables de prévoir quelle ressource pourra venir des CEE via les énergéticiens.

Expliquez-nous le rapport de causalité entre santé publique et précarité énergétique…

l y a un lien de causalité évident entre les privations d’énergie et la santé. Il est mis en évidence de manière très explicite dans l’étude menée en 2011 dans l’Hérault par le Gefosat (spécialisé dans les énergies renouvelables et la maitrise de l’énergie) et coordonnée par le docteur Bernard Ledésert 2 mais également dans une seconde étude, menée en 2012, dans le Douaisis (Nord-Pas-de-Calais), en partenariat avec la Fondation Abbé Pierre. Les résultats sont édifiants et le lien entre privation de chauffage et pathologies chroniques du type rhumes, asthmes, migraines, est indiscutable. La précarité énergétique c’est un enjeu de santé publique important.

1 « Budget de famille » est une étude réalisée par l’Insee (Institut national de la statistique et des études économiques) réalisée environ tous les cinq ou six ans auprès de tous les ménages français (pas uniquement les précaires) afin de déterminer la répartition des coûts dans le budget d’une famille.

2 Bernard Ledésert est médecin et directeur d’études au Centre régional pour l’enfance et l’adolescence inadaptées, observatoire régional de santé (CREAI/ORS) du Languedoc-Roussillon.