EL SEÑOR GAS

Publié le 07/11/2016

12 min

Publié le 07/11/2016

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Depuis le début des années 1990, le gaz est au cœur de l’échiquier politique et économique en Amérique du Sud. Vital pour le développement des économies nationales, il est aussi un instrument incontournable d’une entente énergétique régionale. Avec un potentiel gazier indéniable, des ressources énergétiques présentes en grande quantité, les enjeux autour des infrastructures gazières, de la place du GNL, mais aussi de l’exploitation des gaz non conventionnels sont autant d’éléments qui façonneront la carte énergétique du continent sud-américain de demain. Tour d’horizon.

Par Laura Icart

L’Amérique du Sud est riche. Elle est riche en combustibles fossiles et ses possibilités pour développer les énergies renouvelables sont très importantes. Elle possède 4 % des réserves de gaz naturel mondiales et si le gaz est une énergie relativement répandue sur le continent, il est en fait principalement concentré au Venezuela, qui possède à lui seul les trois-quarts (77 %) des réserves du continent, suivi par le Brésil et le Pérou (6 %) puis par l’Argentine et la Bolivie (4 %). Dans son étude « South American Gas Markets & the role of LNG » publiée le 24 octobre dernier, Anouk Honoré, chercheure à l’Oxford Institute for Energy Studies, note que « la production commercialisée de gaz naturel a atteint 138 milliards de mètres cubes en 2015, soit quatre fois plus qu’en 1980 et deux fois plus qu’en 2000, même s’il existe des disparités d’un pays à l’autre ». Cette production ne représentant qu’une part limitée de la production totale (60 % en 2012) et alors que les réserves de gaz naturel se trouvent dans le nord du continent, l’essentiel de la production commercialisée provient des pays du sud (Argentine, Brésil, Bolivie et Venezuela) illustrant le paradoxe sud-américain : beaucoup de possibilités, des réserves estimées suffisantes pour satisfaire ses besoins, mais des infrastructures manquantes, des incertitudes géopolitiques et des questions environnementales et sociétales qui ont considérablement freiné l’essor du gaz. Et pourtant, les perspectives de développement existent et les grands pays du continent veulent chacun leur part du gâteau gazier.

Des ressources importantes

Les grandes puissances régionales que sont l’Argentine, le Venezuela et le Brésil sont aussi des pays gaziers. L’Argentine est le plus grand producteur en 2015 avec 36,51 milliards de mètres cubes et ce même si le pays a vu son volume de production baisser depuis la crise du gaz en 2004. Le gaz naturel y constitue la principale source d’énergie : elle a satisfait près de 52 % de la consommation d’énergie primaire argentine en 2014. Malgré ses importantes ressources, le pays reste un importateur net de gaz à l’heure actuelle, ses principaux fournisseurs étant la Bolivie et Trinité-et-Tobago (GNL). En outre, l’Argentine possède selon l’EIA (US Energy Information Administration) les deuxièmes plus grandes réserves mondiales potentielles de gaz non conventionnels : on estime que le gaz de schiste pourrait représenter 75 % de la production totale de gaz naturel du pays en 2040. Si la production semble aujourd’hui se stabiliser et que les infrastructures existantes sont suffisantes, de nouveaux investissements en amont de la chaîne gazière, notamment dans le développement de ses ressources de gaz non conventionnels, permettront probablement de répondre à l’ambition du gouvernement argentin de redevenir autosuffisant, mais « cela prendra probablement plus de temps que prévu », note Anouk Honoré.

Le Venezuela quant à lui est le deuxième plus grand pays producteur avec 32,4 milliards de mètres cubes produits en 2015. Les réserves prouvées de gaz naturel du Venezuela étaient estimées par BP à 5 600 milliards de mètres cubes fin 2015. Huitièmes réserves prouvées de gaz naturel au monde, malgré la proclamation en 2009 par Hugo Chavez de la « révolution socialiste du gaz » et son plan pour accroître la production de gaz naturel et devenir exportateur, la production du pays est toujours restée assez limitée et est principalement utilisée pour améliorer la récupération de pétrole dans les champs matures. En 2015, sa production de gaz restait inférieure à sa consommation intérieure. De nombreux projets gaziers sont en cours dans le pays, particulièrement dans le développement de ses réserves offshore. PdVSA, principal producteur et distributeur de gaz naturel du pays, a attribué des blocs d’exploration à des compagnies étrangères parmi lesquelles ENI, Repsol, Total, Statoil et Gazprom. Le Venezuela, plongé actuellement dans une grave crise économique et politique, souhaite diversifier son mix énergétique. Si des investissements sont nécessaires dans le secteur, le gaz pourrait être une solution intéressante pour obtenir des revenus supplémentaires (GNV, GPL…).

Le Brésil complète le podium avec 22,9 milliards de mètres cubes produits en 2015 et si le plus grand pays d’Amérique du Sud a des besoins énergétiques croissants, le développement du secteur gazier brésilien reste à l’heure actuelle très limité. Le pays dispose pourtant des secondes réserves de gaz naturel d’Amérique du Sud (500 milliards de mètres cubes  fin 2014, soit près de 0,3 % des réserves mondiales), mais des problèmes de gouvernance et de corruption ainsi qu’un déficit d’investissement n’ont jamais permis au secteur gazier de se développer malgré ses potentialités. La fabuleuse découverte des gisements baptisés « pré-sel » il y a une dizaine d’années et dont l’exploration commence à peine permettra peut-être de changer la donne avec un potentiel très certainement revu à la hausse. Depuis 2013, le pays a fait face à une sécheresse extrêmement prononcée : d’importants volumes de GNL ont donc été importés pour pouvoir satisfaire sa consommation électrique.

La Bolivie, quatrième producteur de gaz avec 20,9 milliards de mètres cubes produits en 2015, affiche une progression spectaculaire depuis le début des années 2000 et ce même si la production stagne depuis trois ans. Dans ce pays où le gaz est religion et affaire d’État2, les ressources gazières sont très importantes et encore sous-exploitées. Le gaz bolivien a trois principaux débouchés : son marché intérieur et ses deux principaux importateurs que sont le Brésil, qui importe jusqu’à 30 millions de mètres cubes par jour, et l’Argentine qui importe entre 18 et 19 millions de mètres cubes par jour. De nombreux gisements ont été découverts ces dernières années, exploités en majorité par des compagnies étrangères – Total est d’ailleurs l’un des principaux producteurs de gaz dans le pays – et le potentiel gazier de la Bolivie s’est considérablement accru. Il y a quelques semaines, l’exploitation du champ d’Incahuasi, situé dans le sud-est de la Bolivie et geré par un consortium composé de la française Total, de la russe Gazprom, de l’italo-argentine Tecpetrol et de la bolivienne YPFB, devrait permettre au pays d’augmenter sa production de 12 % et ainsi de garantir sa position sur les marchés argentins et brésiliens. Selon le ministre des Hydrocarbures, le nouveau champ de gaz générera un total de 5,578 millions de dollars de revenus pour l’État bolivien durant le temps de la production, entre 2016 et 2040.

Le Pérou, avec 13,2 milliards (12,5 selon BP) et la Colombie avec 12,7 milliards produits (11 selon BP) complètent le top 6 des grands pays de la région producteurs de gaz. Si la Colombie lutte pour maintenir ses niveaux de production, le Pérou figure parmi les pays les plus dynamiques d’Amérique latine dans le secteur gazier. La production a doublé en l’espace de quelques années (7,2 giga mètres cubes en 2010), des résultats principalement dus à l’augmentation de la demande du secteur électrique mais aussi à la mise en service en 2010 de la première centrale de liquéfaction de gaz naturel Melchorita, d’un gazoduc et d’un terminal maritime. Cette première usine a lancé le pays dans l’exportation de gaz vers l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie.

Si le potentiel est bien là, dans son étude Anouk Honoré identifie « plusieurs facteurs compliquant la hausse de la production de gaz en Amérique du Sud » : la physionomie du continent, des forêts amazoniennes aux régions andines, son accès compliqué et la haute valeur environnementale des sites rendent problématique une production de gaz nécessitant de coûteux moyens de transport. Le manque d’infrastructures au niveau national et régional en Amérique du Sud limite clairement le développement du gaz naturel.

Réglementer pour pérenniser

À la difficulté géographique s’ajoute l’environnement réglementaire. « C’est peut-être le principal défi à relever pour les pays sud-américains » précise Anouk Honoré, eux qui ont vu la réglementation et les politiques appliquées aux investissements en amont de la chaîne gazière changer plusieurs fois au cours des deux dernières décennies. Cette instabilité réglementaire, malgré l’attractivité que représente le secteur gazier, a dissuadé beaucoup d’investisseurs. Aujourd’hui, les gouvernements nationaux souhaitent attirer les capitaux et les technologies étrangères tout en conservant un certain contrôle de leurs ressources. C’est un bon début pour les investisseurs note l’auteure mais il faut à présent « transformer l’essai ».

Des prix bas

Enfin, la faiblesse des prix du pétrole depuis 2014 fait régner une pression constante sur les budgets des pays exportateurs de pétrole et si le Venezuela est le pays le plus impacté, l’Équateur et la Colombie sont également touchés, mais pas uniquement. Les compagnies revoient leurs programmes d’investissements à la baisse, particulièrement pour les projets les plus coûteux, comme par exemple les gisements en mer. Par conséquence, malgré le potentiel, la future production de gaz sera de fait retardée et peut-être aussi plus faible que prévue. La production existante, liée à l’exploration pétrolière, laisse également planer un doute sur les volumes de gaz qui seront produits dans les prochaines années dans cette région. En résumé, si le potentiel est là, le contexte actuel avec des prix du gaz et du pétrole bas, des coûts de production très élevés et une incertitude sur la demande, ne permettront probablement pas un développement rapide de ces nouveaux gaziers.

Le GNL ouvre-t-il de nouvelles perspectives ?

Le GNL offre du moins une flexibilité essentielle pour un continent soumis à de fortes variations de la demande en gaz d’une année à l’autre, avec une production de gaz associé non adaptable à la demande et des infrastructures manquantes. Selon le scénario (à l’horizon 2030) développé par l’économiste, le GNL continuera d’avoir sa place dans le mix du continent afin notamment de répondre aux besoins saisonniers de la région. Il pourra également fournir des volumes supplémentaires en cas de forte demande et contribuer à la sécurité d’approvisionnement en diversifiant les fournisseurs.

Les mêmes acteurs… et des petits nouveaux

L’Argentine, le Brésil et le Chili continueront d’importer du GNL. Pour les deux premiers pays tributaires du gaz bolivien, le GNL constitue une source d’approvisionnement supplémentaire et une diversification nécessaire. Le Chili restera également importateur. En 2017, la Colombie commencera à importer du GNL afin de répondre à une demande intérieure croissante. L’Uruguay devrait également passer le cap d’ici à 2020 pour diversifier son approvisionnement gaz mais aussi pour exporter éventuellement son GNL en Argentine pendant les mois d’hiver ou au Brésil en cas de pic de la demande. Enfin l’Équateur a prévu la construction d’un terminal méthanier pour dynamiser son secteur énergétique mais la réalisation et le calendrier sont pour le moment incertains. Le Pérou devrait rester le seul exportateur à l’horizon 2030, même si d’autres pays ont envisagé la possibilité de le devenir (ce qui reste une possibilité, mais probablement à une date ultérieure). Les exportations de GNL devraient rester stables, au moins jusqu’à la fin du contrat entre le Pérou et le Mexique.

À l’heure actuelle, il convient de rester prudent sur la quantité de GNL importé dans la région. Dans l’étude d’Anouk Honoré, plusieurs scénarios sont possibles. Ils dépendent principalement du renouvellement des contrats gaziers entre la Bolivie,l’Argentine et le Brésil mais aussi de la capacité de la Bolivie à tenir ses engagements et bien sûr des conditions météorologiques dans une région où l’hydroélectricité apporte près de 70 % de l’électricité, mais qui doit drastiquement augmenter le rôle des centrales à gaz en période de sécheresse.

1 Chiffres issus de BP 2015 ou AIE 2015.

2 En octobre 2003, la « guerre du gaz » – des troubles populaires provoqués par la gestion de la ressource gazière – avait contraint à la démission le président Gonzalo Sánchez de Lozada.