Ça gaze en Méditerranée orientale !

Publié le 05/04/2018
8 min
Le bassin méditerranéen est un vivier de ressources énergétiques. À la lisière entre trois continents, cette région du monde aiguise l’appétit de ceux qui voient dans son sous-sol et ses importantes réserves prouvées une nouvelle « province gazière ». État des lieux.
Par Laura Icart
Israël, l’Égypte, Chypre et la bande de Gaza dont les gisements sont déjà connus, le Liban où l’exploration est en cours et laisse présager un beau potentiel mais aussi la Turquie, la Syrie et la Jordanie qui sont de grands consommateurs de gaz, composent cette région et ce melting pot de cultures, de conflits et d’immenses ressources énergétiques qu’est la Méditerranée orientale.
Le bassin gazier du Levant
C’est au début des années 2000 que d’importants gisements gaziers ont été découverts en Méditerranée orientale et dont Zohr (« prospérité » en arabe), mis à jour en août 2015 par l’italien Eni, fut le point d’orgue médiatique qui braqua les caméras du monde sur cette région. Il faut dire qu’avec ses 850 milliards de mètres cubes de gaz, ce gigantesque gisement avait de quoi faire rêver le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi, pour arriver, à plus ou moins long terme, à réaliser l’indépendance énergétique de son pays.
C’est en 2009 que le premier gisement, Tamar, qualifié d’important, est découvert au large des côtes israéliennes par la société américaine Noble Energy et l’israélienne Delek. Suivront les découvertes de Leviathan en 2010, également en Israël, et d’Aphrodite en 2011, à Chypre. À ce jour, seul Tamar (en 2013) et Zohr (fin 2017), dont le potentiel est plus grand que tous les gisements réunis, sont entrés en production. Aucun programme de développement n’a été défini pour Aphrodite, ce qui s’explique avant tout par les spécificités politiques de Chypre. Si Leviathan a fait l’objet de nombreuses discussions ces dernières années, ralentissant considérablement son exploitation, un accord financier a finalement été trouvé et le champ devrait produire d’ici 2019.
Il est encore trop tôt pour percevoir la manne gazière mais pas trop tard pour qu’un nombre incalculable de projets, d’accords politiques et de battages médiatiques germent tout autour du bassin du Levant, baptisé par certains spécialistes comme le nouvel eldorado gazier.
Le gaz peut-il être un facteur de paix ?
C’est la grande inconnue de la Méditerranée orientale et la principale question en suspens : ces découvertes gazières pourraient-elles être vectrices d’apaisement dans la région ? Depuis des décennies, ces pays sont en conflit(s) : plus d’un demi-siècle de haine et de violences qui se poursuivent toujours, avec en toile de fond le conflit israélo-palestinien. Et comment ne pas penser à la guerre en Syrie, aux tensions régulières entre le Turquie et la Grèce (qui se disputent Chypre depuis 1974), entre le Liban et Israël. Pourtant, le gaz peut jouer un rôle de coopération et de paix entre ces pays selon Francis Perrin, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris) et expert en géopolitique : « Les États ont un intérêt commun à valoriser ce gaz. S’ils ne le font pas, ils seront tous perdants. »
Et c’est bien cela l’enjeu : réussir à travailler ensemble pour valoriser le gaz, qui pourrait contribuer de manière significative au développement économique et à la stabilité des pays de la région. Car une seule réalité s’impose pour l’expert: tous ces pays ont besoin du gaz pour leurs ressources propres et les recettes qu’il peut générer. « L’Égypte, qui était encore au début de cette décennie un pays exportateur net de gaz, a besoin des ressources de son gisement géant de Zohr pour satisfaire sa consommation intérieure. Israël a besoin d’accroître son autonomie énergétique grâce à ses champs de Leviathan et Tamar. Le Liban a besoin de financer sa reconstruction. Chypre, membre de l’Union européenne, peut, avec son champ prometteur Aphrodite, jouer un rôle dans la politique d’union de l’énergie que poursuit la Commission européenne pour réduire la dépendance de l’Europe envers la Russie. »
Selon l’Institut d’études géologiques américaine, le potentiel gazier du bassin du Levant est loin d’avoir livré tous ces gisements, puisque les experts parlent d’une estimation d’environ 9,2 billions de mètres cubes (bcm).
Israël le grand gagnant ?
Le potentiel gazier total d’Israël pourrait s’élever à 1 500 milliards de mètres cubes. Ses gisements constituent les plus grandes découvertes de gaz en eaux profondes du monde réalisées entre 2001 et 2010. Face à ces immenses champs (Tamar, Leviathan), les découvertes plus modestes du début des années 2000 (Noa, Mari-B, Dalit, Tanin…) offrent et offriront un jour à Israël une indépendance énergétique, un possible statut d’exportateur d’hydrocarbures mais surtout une réelle possibilité de se prémunir contre d’éventuels boycotts énergétiques que peuvent exercer certains États dans un pays qui restait jusque-là très dépendant énergétiquement de ses voisins arabes, particulièrement l’Égypte. Israël est même devenu en septembre 2016, sur le papier du moins, un pays exportateur de gaz. L‘État hébreu a signé avec son voisin jordanien un contrat estimé à environ 10 milliards de dollars pour l’exportation vers la Jordanie de gaz issu du champ de Leviathan. Les livraisons devraient débuter en 2019. Mais le vrai succès pour Israël date de quelques mois seulement. Le 19 février, le Premier ministre israélien a annoncé en grande pompe « un accord historique » entre son pays et l’Égypte. Un joli pied de nez à l’histoire lorsque l’on sait que l’État hébreux importait en 2008 près de 40 % de son gaz du pays des pharaons. Un accord conclu par un consortium composé du texan Noble Energy (principale « découvreur » des gisements dans le Levant) et l’israélien Delek avec la compagnie égyptienne Dolphinus pour fournir près de 64 milliards de m3 de gaz en provenance de Leviathan et de Tamar, pour un montant estimé à environ 12 milliards d’euros. Un accord commercial entre des entreprises privées soulignent les autorités égyptiennes, mais qui satisfait néanmoins l’Égypte qui, en attendant que sa production de Zohr atteigne une pleine capacité (pas avant début 2020 selon les spécialistes), doit répondre aux exigences de son marché intérieur, friand de gaz, et satisfaire ses obligations contractuelles avec l’Angleterre et l’Espagne notamment, mises à mal par les tensions politiques de ces dernières années.
La montée en puissance de l’Égypte
Tout à son rêve de faire de son pays un hub énergétique régional, le président égyptien a certes signé en attendant la montée en puissance de Zohr un contrat avec Israël, mais n’oublie pas que son pays possède un emplacement stratégique sur les principales routes commerciales, une proximité avec des pays riches en ressources naturelles et dont les marchés intérieurs sont relativement saturés et des infrastructures d’exportation récentes. Si Le Caire a également annoncé être entré en négociations avec Chypre, la mise en production par BP le 13 février du champ de gaz d’Atoll (découvert en 2015), situé dans le delta du Nil oriental, est une bonne nouvelle pour le pays. Estimé à 42,5 milliards de m3, ce champ fait partie du vaste projet de BP intitulé « Delta du Nil occidental » d’un potentiel de 141 giga mètres cubes, qui devrait fournir environ 25 % de la production actuelle de gaz égyptien une fois toutes ses phases terminées.
Des coopérations nécessaires
Une coopération entre pays voisins semblent indispensable si les États concernés veulent un jour optimiser les gisements de gaz de la Méditerranée orientale. Au gré des découvertes, des coopérations et des accords ainsi que des projets ont vu le jour. En décembre 2017, Chypre, la Grèce, Israël et l’Italie ont signé un protocole d’accord pour la construction du plus long pipeline sous-marin de gaz naturel au monde pour fournir l’Europe. Le projet assurera une voie directe d’exportation à long terme depuis Israël et Chypre à la Grèce, l’Italie et d’autres marchés européens. Il aura une capacité annuelle d’environ 0,3 à 0,45 milliard de m3 et pourrait être achevé d’ici 2025. Il reliera le champ de Leviathan à celui d’Aphrodite, à la Crète, la Grèce et l’Italie.
Pour la première fois de son histoire, le Liban a signé le 9 février plusieurs contrats d’exploration offshore, avec un consortium mené par Total avec l’italien Eni et le russe Novatek. Le pays du Cèdre espère lui aussi découvrir dans ses eaux un trésor similaire à ses voisins. À peine quelques jours plus tard Eni et Total ont annoncé la découverte d’importantes réserves sous-marines de gaz au large de Chypre. Une dynamique qui d’après les spécialistes devrait se poursuivre de longues années encore.